Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
ZEUXIS.

Pline, qui n’en a parlé qu’en passant ; il fallait citer Cicéron et Élien, qui en ont touché les circonstances. MM. Lloyd et Hofman ne citent à proprement parler que comme Charles Étienne : car encore qu’ils nous renvoient à Cicéron, il est visible que c’est par rapport à Zeuxis en général, et non par rapport au portrait d’Hélène ; cela, dis-je, est visible, puisqu’ils nous renvoient aussi à Plutarque dans la vie de Périclès, où il ne s’agit point du tout de ce portrait. Par la faute des imprimeurs on voit Cicéron cité dans le Dictionnaire de M. Lloyd, II de Juvent., et dans celui de M. Hofman, lib. II de Juventut., au lieu de lib. II de Invent., ce qui est capable de faire accroire à plusieurs lecteurs que Cicéron a écrit de Juventute, non moins que de Senectute. Vossius [1] a relevé une faute de Boulenger, qui a dit dans son livre de la Peinture, que ce fut Vénus et non Hélène que Zeuxis peignit, sur les cinq originaux vivans qu’il avait devant ses yeux : mais en relevant cette faute Vossius en a fait une autre, ayant assuré que Pline ne marque pas moins expressément que Cicéron, que Zeuxis peignit Hélène. Il n’est pas vrai que Pline marque cela ; il parle en général d’un portrait. Notez que Célius Rhodiginus a fait un gros solécisme en parlant du tableau d’Hélène la courtisane [2]. Zeuxin, dit-il, picturâ nobilem, inter cætera ejus artificii, haud parùm multa quæ circumferuntur, et hominum desideria vix explent, Helenam quandoque ab eo expictam ferunt, cui tantùm sanè attribuerit, ut non temerè nec quemlibet, ac (ut Græci dicunt) ὡς ἔτυχε, spectatum admitteretur, ni ῥητὸν ἀργύριον, id est propositam pecuniæ quantitatem erogâsset. Il est échappé de semblables fautes de langage aux meilleurs auteurs.

(E) Ces cinq filles furent fort louées de ce que leur beauté avait obtenu le suffrage de l’homme du monde qui s’y devait connaître le mieux. ] On pourrait douter si les cinq filles que Zeuxis choisit étaient chacune plus belle que celles qu’il ne choisit point. La raison de ce doute est qu’il ne voulut que rassembler en un corps les beautés qui se trouvaient séparément dans ces cinq filles : pour cela il n’était pas besoin qu’elles fussent toutes fort belles ; il suffisait que les unes eussent les beautés qui manquaient aux autres. Or qui peut nier qu’il n’y ait des femmes d’une beauté fort médiocre, qui, à ne comparer que quelque partie à quelque partie, surpassent les grandes beautés. Ainsi on ne voit pas que Cicéron ni les poëtes dont il parle aient été nécessairement bien fondés à préférer les cinq filles de Crotone choisies par le peintre d’Hélène, à celles qu’il renvoya. Peut-être en renvoya-t-il auxquelles il ne manquait que peu de chose pour être parfaitement belles, mais qui ne servaient de rien à son but, parce que les mêmes beautés dont elles étaient pourvues se trouvaient en un degré plus exquis dans l’une des cinq ; après quoi il suffisait qu’une autre des cinq, médiocrement jolie d’ailleurs, eût ce peu de chose qui manquait à celles qu’il renvoya. La question, comme chacun voit, n’est pas importante ; on peut la laisser là pour ce qu’elle vaut ; et si l’on veut mettre en fait que Zeuxis choisit les cinq plus belles, non pas à cause que cela était nécessaire à son entreprise, mais afin de jouir d’un spectacle plus divertissant, je ne m’y opposerai pas. Un des principaux fondemens de l’historiette a été ce que l’on dit ordinairement, qu’il n’y a rien de parfait en ce monde. Cela est surtout véritable en matière de beauté : je m’en rapporte à la critique que les belles femmes font les unes des autres ; et si ne voient-elles pas tout, comme Zeuxis voulut faire, résolu sans doute de ne suivre pas la méthode dont Horace parle dans sa seconde satire du Ier. livre :

........ Ne corporis optima lynceis
Contemplere oculis, Hypseâ cæcior illa
Quæ mala sunt spectes. Ô crus ! ô bracchia !
Depygis, nasuta, brevi latere ac pede longo est [3].


  1. De Graphice, page 69, in libre de IV Artibus popular.
  2. Cœlius Rhodiginus, Ant. Lect., lib. XIX, cap. XCVII, page m. 1086.
  3. Voici comment Robert et Antoine le Chevalier d’Agneaux, natifs de Vire en Normandie, ont traduits ces vers ; rien de plus naïf :

    Tout ainsi ce qu’en soy
    Le corps a de plus beau,