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VIE DE M. BAYLE.

nécessité où il se trouvait d’achever son Dictionnaire, que l’on imprimait actuellement.

1694.

La conduite de M. Jurieu faisait assez voir qu’il se croyait en droit de haïr ses ennemis et de les persécuter. Mais il disait que ses ennemis étaient les ennemis de Dieu ; et il déclarait solennellement qu’il faisait profession de fouler aux pieds toutes les considérations humaines, et de n’avoir aucun égard aux liaisons et aux amitiés du monde lorsqu’il y allait de la gloire de Dieu. Il se revêtait ainsi du caractère de défenseur de la cause de Dieu, pour pouvoir traiter indignement tous ceux qui avaient eu le malheur de lui déplaire : et quoique rien ne soit plus opposé aux maximes de l’Évangile que la haine du prochain, il n’eut pas honte de la prêcher dans deux sermons : l’un, sur ces paroles de David, n’aurais-je point en haine ceux qui te haïssent ? je les hais d’une parfaite haine [1] ; et l’autre, sur celles de Jésus-Christ, aimez vos ennemis, et bénissez ceux qui vous maudissent [2]. Tout le monde fut surpris de voir enseigner dans la chaire une morale si scandaleuse. M. Bayle la dénonça dans une feuille volante, intitulée : Nouvelle hérésie dans la morale, touchant la haine du prochain, prêchée par M. Jurieu dans l’église wallonne de Rotterdam, les dimanches 24 de janvier et 21 de février 1604 ; dénoncée à toutes les églises réformées, et nommément aux églises françaises recueillies dans les différens endroits de leur exil [3]. Il y exposa d’abord la doctrine que M. Jurieu avait prêchée sur l’amour du prochain. « On ne vous dira point en détail, dit-il [4], toutes les maximes et toutes les propositions pernicieuses que l’on a extraites de ces deux derniers sermons, on se contentera de vous dénoncer en général que sa doctrine revient à ceci : 1°. que les sentimens de haine, d’indignation et de colère sont permis, bons et louables contre les ennemis de Dieu ; c’est-à-dire, comme il l’a expliqué lui-même, contre les sociniens, et les autres hérétiques de Hollande, contre les superstitieux, les idolâtres, etc. ; 2°. que l’on doit témoigner ces sentimens de haine et d’indignation en rompant toute société avec ces gens-là, en ne les saluant point, en ne mangeant point avec eux, etc. ; 3°. que ce n’est point seulement les hérésies et les mauvaises qualités de ces gens-là qu’il faut haïr, mais qu’il faut haïr leur personne et la détester. Une des objections qu’il s’est faites, et qu’il a rejetées avec des airs les plus dédaigneux, est celle qui porte qu’il faut faire la guerre à l’erreur et au vice, et avoir néanmoins de la charité pour

  1. Psaume cxxxix, vs. 21, 22
  2. Évangile selon saint Matthieu, ch. V, vs. 44.
  3. C’est une feuille volante de trois pages et demie in-4o, en deux colonnes, menu caractère. Elle est datée du 23 de mars 1694.
  4. Nouvelle hérésie dans la morale, etc., p. 2, col. 1.