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VIE DE M. BAYLE.

la rétorsion un des raisonnemens qui embarrassent le plus les athées. Il se plaignit de ce que cette remarque faisait naître des idées désavantageuses de la religion et de la capacité de messieurs Cudworth et Grew, et qu’il s’y trouvait lui-même intéressé. Il dit que, si M. Bayle avait bien compris leur sentiment, il se serait aperçu qu’ils ne donnent aucune prise aux athées, parce que les natures plastiques et vitales qu’ils admettent ne sont que des instrumens dans la main de Dieu, qu’elles n’ont aucune force que celle que Dieu leur a donnée, que Dieu règle leurs actions, que ce sont des causes instrumentales produites et employées par la principale, et qu’on ne peut pas dire qu’un bâtiment a été fait sans art, parce que non-seulement les marteaux, les règles, les équerres, les compas, les haches, les scies, mais encore les bras des hommes qui se sont servis de ces outils, sont des choses destituées d’intelligence ; il suffit que l’esprit de l’architecte ait conduit tout cela et l’ait employé pour parvenir à ses fins. Il est donc visible, ajouta-t-il, que les athées, qui nient l’existence de la cause intelligente qui a conduit et réglé la formation de toutes choses, ne peuvent pas rétorquer l’argument que nos deux philosophes leur ont opposé.

M. Bayle répondit [1], qu’il était très-éloigné d’avoir voulu donner aucune atteinte à l’orthodoxie ou à la capacité de ces messieurs, et qu’il s’était même expliqué là-dessus. Il ajouta que le défaut qu’il avait trouvé dans leur hypothèse ne leur était pas particulier ; que presque tous les philosophes anciens et modernes se trouvaient dans le même cas. Il fit voir que si ces messieurs avaient regardé leurs natures plastiques comme de simples instrumens en la main de Dieu, ils seraient tombés dans tous les inconvéniens de l’hypothèse cartésienne, qu’ils voulaient éviter ; qu’ainsi il fallait supposer qu’ils ont cru qu’elles étaient des principes actifs qui n’ont pas besoin d’être poussés et dirigés sans interruption, mais qu’il suffit que Dieu les place où il faut, et qu’il veille sur leurs démarches pour les redresser, s’il est nécessaire. Or, cela posé, il soutint que la rétorsion avait lieu ; car, en alléguant comme une preuve de l’existence de Dieu l’ordre et la symétrie du monde, on suppose que pour produire un ouvrage régulier il en faut avoir l’idée : cependant, selon M. Cudworth, les natures plastiques qui produisent les plantes et les animaux, n’ont point d’idée de ce qu’elles font. Si on répond qu’elles ont été créées par un être qui sait tout, et dont elles ne font qu’exécuter les idées, le stratonicien répliquera que si elles les exécutent en qualité de causes efficientes, c’est une chose aussi incompréhensible que celle qu’on lui objecte, vu qu’il est aussi malaisé d’exécuter un plan qu’on ne connaît pas et qu’un autre connaît, que de suivre un plan qui n’est connu de personne. Puisque vous convenez, dira le stratonicien, que Dieu a pu donner

  1. Histoire des Ouvrages des savans, août 1704, art. VII, p. 380 et suiv.