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ABÉLARD.

toutes-puissantes extorquèrent du légat du pape[1] la condamnation qu’on a vue dans le corps de cet article. Ils avaient fait accroire qu’Abélard admettait trois dieux : cependant il est certain qu’il était très-orthodoxe sur le mystère de la trinité, et que tous les procès qu’on lui fit sur cette matière sont de mauvaises chicaneries, qui procédaient ou de malice ou d’ignorance. La comparaison qu’il emprunta de la logique (c’était son fort que la logique) va plutôt à réduire à une les personnes divines qu’à multiplier en trois l’essence de Dieu : et voilà néanmoins qu’on l’accuse, non pas de sabellianisme[2], mais de trithéisme. Sa comparaison est que, comme les trois propositions d’un syllogisme ne sont qu’une même vérité, de même, le Père, le fils et le Saint-Esprit ne sont qu’une même essence. Sicut eadem oratio est propositio, assumptio, et conclusio ; ita, eadem essentia est Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus[3]. Les inconvéniens qui peuvent sortir d’un tel parallèle n’égalent point, ou pour le moins ne surpassent point ceux qui naissent du parallèle de la trinité avec les trois dimensions de la matière. Ainsi, puisqu’on ne doute pas de l’orthodoxie de M. Wallis, mathématicien d’Oxford, qui a fait extrêmement valoir le parallèle des trois dimensions, on ne doit pas douter de celle de Pierre Abélard, sous prétexte de la comparaison du syllogisme. Ce qu’il y a de certain, c’est que, sur le pied du syllogisme, et sur celui des trois dimensions, il s’en faudrait bien que le mystère de la trinité ne fût ce qu’il est. Notez qu’un ministre s’était servi du parallèle des trois dimensions l’an 1685. Cela paraît par les nouvelles de la république des lettres, à l’article III du mois de juillet, à l’article X du mois d’août, et à l’article XII du mois de septembre. Il fut réfuté par un autre ministre l’an 1694. Voyez l’Examen de la Théologie de M. Jurieu, par M. Saurin, page 831.

(N) Environ l’an 1121. ] Le père Alexandre[4] prouve fortement cela, tant contre Jean Picard, chanoine de Saint-Victor, qui a mis ce concile à l’an 1116, que contre Binius, qui l’a mis à l’an 1136. On avait déjà censuré, dans la préface des œuvres de Pierre Abélard, les fautes chronologiques de Binius, et celles de quelques autres. On avait dit que Platine avait placé sous le pape Lucius II le synode qui condamna Abélard ; que Binius avait donné dans cette erreur de Platine ; qu’il en avait commis une autre en mettant sous l’année 1140 le concile de Soissons et celui de Sens ; et que Génébrard n’a mis qu’une année d’intervalle entre ces conciles. Pour justifier que ce sont des fautes, on avait dit que le pontificat de ce Lucius, qui ne fut pas d’un an tout entier, tombe sur l’année 1145, et qu’il se passa 20 années entre la tenue ou concile de Soissons et la tenue du concile de Sens. On soutient que l’évêque de Préneste, qui présida au concile de Soissons en qualité de légat du pape, sortit de France environ l’an 1120, et qu’il n’y revint plus. On pouvait remarquer plus d’une faute dans ces paroles de Platine qu’on a citées : Qui ( Abælardus), præsente etiam Ludovico rege, rationibus victus, non modò sententiam mutavit, sed etiam monasticum vitam et religionem induit, ac deinceps unà cum discipulis quibusdam in loco deserto sanctissimè vixit. Premièrement, il est certain qu’Abélard s’était fait moine, avant que l’on tînt aucun concile contre lui. En second lieu, c’est au concile de Sens que Louis VII assista pour voir ce qui se passerait dans la cause de cet hérétique. Or, il est faux que dans ce concile Abélard se soit rendu aux raisons de ses adversaires, et qu’il ait abjuré ses opinions. Il demanda dès l’entrée qu’on le renvoyât au pape. En troisième lieu, il n’est pas moins faux qu’il ait vécu depuis ce temps-là dans un lieu désert avec quelques disciples ; car il passa tout le reste de ses jours chez les moines de Cluny. On voit bien que Platine a mis pêle-mêle ce qui regarde les deux conciles assemblés contre Abélard. La plupart des fautes que je viens de

  1. Conan, évêque de Préneste. Il présida à ce concile de Soissons.
  2. Othon de Frisingen, de Gest. Frider., lib. I, cap. XLVII, dit pourtant qu’on l’accusa de l’hérésie de Sabellius au concile de Soissons.
  3. Abælardi Oper., pag. 10.
  4. Nat. Alexander, Hist. Eccl., sœc. XI et XII, part. III, pag. 43, et seq.