Page:Beaumarchais - Œuvres choisies, édition 1913, tome 2.djvu/148

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comme j’ai dit autre part, l’hypocrisie de la décence auprès du
relâchement des mœurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de
s’amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin ? des
bégueules rassasiées, qui ne savent plus ce qu’elles veulent, ni ce
qu’elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton,
bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide
cotterie, et dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils
commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui
distinguait de tout autre le comique de notre nation.

Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots décence et
bonnes mœurs, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos
jugeurs de comédies seraient désolés de n’avoir pas à les prononcer sur
toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu-près ce qui
garote le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la
vigueur de l’intrigue, sans laquelle il n’y a pourtant que du bel esprit
à la glace, et des comédies de quatre jours.

Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se
soustraire à la censure dramatique ; on ne pourrait mettre au théâtre les
Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd’hui les Dandins
et les Brid’oisons, même des gens plus éclairés, s’écrier qu’il n’y a
plus ni mœurs, ni respect pour les magistrats.

On ne ferait point le Turcaret sans avoir à l’instant sur les bras,
fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits-réunis, tailles,
taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux. Il
est vrai qu’aujourd’hui Turcaret n’a plus de modèles. On l’offrirait
sous d’autres traits, l’obstacle resterait le même.