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Scène III

BARTHOLO, ROSINE.
(La jalousie du premier étage s’ouvre, et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.)
Rosine.

Comme le grand air fait plaisir à respirer !… Cette jalousie s’ouvre si rarement !…

Bartholo.

Quel papier tenez-vous là ?

Rosine.

Ce sont des couplets de la Précaution inutile que mon maître à chanter m’a donnés hier.

Bartholo.

Qu’est-ce que la Précaution inutile ?

Rosine.

C’est une comédie nouvelle.

Bartholo.

Quelque drame encore ! quelque sottise d’un nouveau genre[1] !

Rosine.

Je n’en sais rien.

Bartholo.

Euh, euh, les journaux et l’autorité nous en feront raison. Siècle barbare !…

Rosine.

Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.

Bartholo.

Pardon de la liberté ; qu’a-t-il produit pour qu’on le loue ? Sottises de toute espèce : la liberté de penser, l’attraction, l’électricité, le tolérantisme, l’inoculation, le quinquina, l’encyclopédie, et les drames…

Rosine.

(Le papier lui échappe et tombe dans la rue.) Ah ! ma chanson ! ma chanson est tombée en vous écoutant : courez, courez donc, monsieur ! Ma chanson ! elle sera perdue !

Bartholo.

Que diable aussi, l’on tient ce qu’on tient.

(Il quitte le balcon.)
Rosine regarde en dedans et fait signe dans la rue.

St, st ! (Le comte paraît.) Ramassez vite et sauvez-vous.

(Le comte ne fait qu’un saut, ramasse le papier et rentre.)
Bartholo sort de la maison, et cherche.

Où donc est-il ? Je ne vois rien.

Rosine.

Sous le balcon, au pied du mur.

Bartholo.

Vous me donnez là une jolie commission ! Il est donc passé quelqu’un ?

Rosine.

Je n’ai vu personne.

Bartholo, à lui-même.

Et moi qui ai la bonté de chercher !… Bartholo, vous n’êtes qu’un sot, mon ami : ceci doit vous apprendre à ne jamais ouvrir de jalousies sur la rue.

(Il rentre.)
Rosine, toujours au balcon.

Mon excuse est dans mon malheur : seule, enfermée, en butte à la persécution d’un homme odieux, est-ce un crime de tenter à sortir d’esclavage ?

Bartholo, paraissant au balcon.

Rentrez, signora ; c’est ma faute si vous avez perdu votre chanson ; mais ce malheur ne vous arrivera plus, je vous jure.

(Il ferme la jalousie à la clef.)



Scène IV

Le COMTE, FIGARO. (Ils entrent avec précaution.)
Le Comte.

À présent qu’ils sont retirés, examinons cette chanson dans laquelle un mystère est sûrement renfermé. C’est un billet !

Figaro.

Il demandait ce que c’est que la Précaution inutile !

Le Comte lit vivement.

« Votre empressement excite ma curiosité : sitôt que mon tuteur sera sorti, chantez indifféremment, sur l’air connu de ces couplets, quelque chose qui m’apprenne enfin le nom, l’état et les intentions de celui qui paraît s’attacher si obstinément à l’infortunée Rosine. »

Figaro, contrefaisant la voix de Rosine.

Ma chanson ! ma chanson est tombée ; courez, courez donc ; (Il rit.) Ah, ah, ah, ah ! Oh ! ces femmes ! voulez-vous donner de l’adresse à la plus ingénue ? enfermez-la.

Le Comte.

Ma chère Rosine !

Figaro.

Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade ; vous faites ici l’amour en perspective.

Le Comte.

Te voilà instruit, mais si tu jases…

Figaro.

Moi, jaser ! Je n’emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d’honneur et de dévouement dont on abuse à la journée ; je n’ai qu’un mot : mon intérêt vous répond de moi ; pesez tout à cette balance, et…

Le Comte.

Fort bien. Apprends donc que le hasard m’a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une jeune personne d’une beauté… Tu viens de la voir. Je l’ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce n’est que depuis peu de jours que j’ai découvert qu’elle s’appelle Rosine, est d’un sang noble, orpheline, et

  1. Bartholo n’aimait pas les drames. Peut-être avait-il fait quelque tragédie dans sa jeunesse.