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VIE DE BEAUMARCHAIS.

on l’accusait était aussi inutile qu’odieux ; c’est en vain que les meilleurs esprits, entre autres Voltaire, répétèrent, lorsque sa verve fut la mieux en lutte et en succès de gaieté et de courage, qu’un homme de ce caractère ne pouvait avoir été criminel, que jamais empoisonneur ne saurait être si drôle[1] ; l’opinion ne lui revint pas assez pour l’absoudre enfin de l’absurde et déplorable soupçon. Quand bien des années après, dans ce dernier combat où il eut à lutter contre l’homme bilieux et farouche, dont le talent fut le moins compatible avec les agiles vivacités du sien, il entendit cet adversaire, l’avocat Bergasse[2], lui crier « qu’il suait le crime[3] » ; il n’y avait encore là qu’un écho de plus en plus envenimé de l’abominable accusation.

Nous verrons même qu’on la compliqua d’une autre : à la mort de sa deuxième femme, qui, sans être aussi prompte, ne se fit pas non plus attendre, on prétendit qu’il s’était rendu veuf cette seconde fois par le même procédé que la première ! Mais n’anticipons point. Il s’en faut de plus de dix ans que nous en soyons là, et bien des événements sur lesquels nous glisserons, comme son infatigable vivacité l’y fit glisser lui-même, vont pendant ce temps se passer pour Beaumarchais.

Ce nom, que nous continuons de lui donner, car il ne le quittera plus, était la seule épave de son mariage. Le petit bien de sa femme, d’où il lui venait, s’en retourna, comme le reste, à la famille, mais sans qu’on lui contestât, à ce qu’il paraît, cette seule chose qu’il en avait prise, et qui d’ailleurs n’en était que l’ombre. Il s’en fit une ombre de noblesse, derrière laquelle il dissimula de plus en plus ce qui lui restait du jeune horloger Pierre-Augustin Caron, dont il voulait qu’on se souvînt le moins possible à la cour, où, lorsqu’il y retourna sitôt qu’il fut veuf, et n’ayant d’abord, pour rejeter dans les grandes affaires dont il faisait son but, d’autre ressource que l’influence et le crédit qu’il en pourrait tirer, il s’aperçut qu’on n’oubliait pas assez son origine. Plus il y eut de succès comme musicien et comme homme d’esprit, ce qui ne tarda guère, Mesdames l’ayant fait de mieux en mieux leur préféré, et le Dauphin leur frère, qu’il amusait de ses franchises, disant à qui voulait l’entendre : « C’est le seul homme qui me parle avec vérité[4] ; » plus, en un mot, il monta comme courtisan, plus l’envie de ceux que cette faveur gênait s’acharna à lui rappeler qu’il n’était qu’un ancien garçon horloger. C’est dans ce temps-là qu’il eut à Versailles cette aventure bien connue avec un jeune sot de la cour, qui lui avait, en passant, donné sa montre à regarder, et qui dut la ramasser en fort mauvais état sur le parquet, pendant que Beaumarchais lui disait : « Je vous avais bien prévenu, monsieur le comte, que je n’étais plus, dans ce métier-là, qu’un maladroit. »

C’est à cette époque aussi que lui arriva cette affaire beaucoup plus grave avec le chevalier de C…, dont, après une insulte de celui-ci à Beaumarchais sur son origine et ses premiers temps, le dénouement fut un duel au bois de Boulogne, où l’insulteur, frappé en pleine poitrine, fut relevé mourant. Les suites pouvaient être des plus sérieuses pour Beaumarchais, mais son adversaire ayant eu la générosité de ne pas le nommer avant de mourir, et le roi, à la prière de ses filles, ayant défendu qu’on parlât de l’affaire, il ne fut pas inquiété.

Ces messieurs de la cour, qui ne voulaient pas l’accepter comme gentilhomme, mais à qui il prouvait si bien que le courage du moins ne lui manquait pas pour l’être, avaient avec lui des façons beaucoup plus liantes, lorsqu’il s’agissait de services à lui demander,

  1. Voltaire a écrit dans une de ses lettres, au moment des fameux Mémoires du procès Goëzman : « Ce Beaumarchais est trop drôle pour être un empoisonneur. »
  2. V. sur lui et la différence de son caractère avec celui de Beaumarchais, Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire, t. I, 130-131 ; IV, 410.
  3. Vie privée de Beaumarchais, p. 147.
  4. Loménie, I, 107.