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L’AUTRE TARTUFE
OU
LA MÈRE COUPABLE
DRAME EN CINQ ACTES ET EN PROSE


REPRÉSENTÉ, POUR LA PREMIÈRE FOIS, SUR LE THÉÂTRE DU MARAIS, LE 6 JUIN 1792. — REMIS AU THÉÂTRE DE LA RUE FEYDEAU AVEC DES CHANGEMENTS, ET JOUÉ LE 16 FLORÉAL AN V (5 MAI 1797) PAR LES ANCIENS ACTEURS DU THÉÂTRE-FRANÇAIS.

On gagne assez dans les familles, quand on expulse un méchant.
(Dernière phrase de la pièce.)




UN MOT SUR LA MÈRE COUPABLE


Pendant ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette pièce, uniquement pour prévenir l’abus d’une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la volée pendant les représentations. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d’être froissés par les agents de la Terreur, s’ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols (car alors tout était péril), se crurent obligés de les défigurer, d’altérer même leur langage, et de mutiler plusieurs scènes.

Honorablement rappelé dans ma patrie, après quatre années d’infortune, et la pièce étant désirée par les anciens acteurs du Théâtre-Français, dont on connaît les grands talents, je la restitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j’avoue.

Parmi les vues de ces artistes, j’approuve celle de présenter, en trois séances consécutives, tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premières époques ne semblent pas, dans leur gaieté légère, offrir de rapport bien sensible avec la profonde et touchante moralité de la dernière ; mais elles ont, dans le plan de l’auteur, une connexion intime, propre à verser le plus vif intérêt sur les représentations de la Mère coupable.

J’ai donc pensé, avec les comédiens, que nous pouvions dire au public : Après avoir bien ri, le premier jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelle est à peu près celle de tous les hommes ;

Après avoir, le second jour, gaiement considéré, dans la Folle Journée, les fautes de son âge viril, et qui sont trop souvent les nôtres ;

Venez vous convaincre avec nous, par le tableau de sa vieillesse, et voyant la Mère coupable, que tout homme qui n’est pas né un épouvantable méchant finit toujours par être bon, quand l’âge des passions s’éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d’être père ! C’est le but moral de la pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ces détails feront ressortir.

Et moi, l’auteur, j’ajoute ceci : Venez juger la Mère coupable, avec le bon esprit qui l’a fait composer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, au pieux repentir de cette femme infortunée ; si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-les couler doucement. Les larmes qu’on verse au théâtre, sur des maux simulés qui ne font pas le mal de la réalité cruelle, sont bien douces. On est meilleur quand on se sent pleurer : on se trouve si bon après la compassion !

Auprès de ce tableau touchant si j’ai mis sous vos yeux le machinateur, l’homme affreux qui tourmente aujourd’hui cette malheureuse famille, ah ! je vous jure que je l’ai vu agir ; je n’aurais pas pu l’inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion : aussi, de toute la famille d’Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile ! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de la probité, possède l’art profond de s’attirer la respectueuse confiance de la famille entière qu’il dépouille. C’est celui-là qu’il fallait démasquer. C’est pour vous garantir des pièges de ces monstres (et il en existe partout) que j’ai traduit sévèrement celui-ci sur la scène française. Pardonnez-le-moi en faveur de sa punition, qui fait la clôture de la pièce. Ce cinquième acte m’a coûté ; mais je me serais cru plus méchant que Bégearss si je l’avais laissé jouir du moindre fruit de ses atrocités, si je ne vous eusse calmés après des alarmes si vives.

Peut-être ai-je attendu trop tard pour achever cet ouvrage terrible qui me consumait la poitrine, et devait être écrit dans la force de l’âge. Il m’a tourmenté bien longtemps ! Mes deux comédies espagnoles ne furent faites que pour le préparer. Depuis, en vieillissant, j’hésitais de m’en occuper : je craignais de manquer de force, et peut-être n’en avais-je plus à l’époque où je l’ai tenté ! mais enfin, je l’ai composé dans une intention droite et pure, avec la tête froide d’un homme et le cœur brûlant d’une femme, comme on a dit que J.-J. Rousseau écrivait. J’ai remarqué que cet ensemble, cet hermaphrodisme moral, est moins rare qu’on ne le croit.

Au reste, sans tenir à nul parti, à nulle secte, la Mère coupable est un tableau des peines intérieures qui divisent bien des familles ; peines auxquelles malheureusement le divorce, très-bon d’ailleurs, ne remédie point. Quoi qu’on fasse, il déchire ces plaies secrètes, au lieu de les cicatriser. Le sentiment de la paternité, la bonté du cœur, l’indulgence, en sont les uniques remèdes. Voilà ce que j’ai voulu peindre et graver dans tous les esprits.

Les hommes de lettres qui se sont voués au théâtre, en examinant cette pièce, pourront y démêler une intrigue de comédie, fondue dans le pathétique d’un drame. Ce dernier genre, trop dédaigné de quelques juges préve-