Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/278

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Bégearss : Votre époux ne fuit point Léon ; il ne soupçonne rien sur le secret de sa naissance.

La Comtesse, vivement : Monsieur Bégearss !

Bégearss : Et tous ces mouvements que vous prenez pour de la haine ne sont que l’effet d’un scrupule. Oh ! que je vais vous soulager !

La Comtesse, ardemment : Mon cher Monsieur Bégearss !

Bégearss : Mais enterrez dans ce cœur allégé le grand mot que je vais vous dire. Votre secret à vous, c’est la naissance de Léon ! Le sien est celle de Florestine ; (Plus bas.) il est son tuteur… et son père…

La Comtesse, joignant les mains : Dieu tout puissant qui me prends en pitié !

Bégearss : Jugez de sa frayeur en voyant ces enfants amoureux l’un de l’autre ! ne pouvant dire son secret, ni supporter qu’un tel attachement devînt le fruit de son silence, il est resté sombre, bizarre ; et s’il veut éloigner son fils, c’est pour éteindre, s’il se peut, par cette absence, et par ces voeux, un malheureux amour qu’il croit ne pouvoir tolérer.

La Comtesse, priant avec ardeur : Source éternelle des bienfaits, ô mon Dieu ! tu permets qu’en partie je répare la faute involontaire qu’un insensé me fit commettre ; que j’aie, de mon côté, quelque chose à remettre à cet époux que j’offensai ! O Comte Almaviva ! mon cœur flétri, fermé par vingt années de peines, va se rouvrir enfin pour toi ! Florestine est ta fille ; elle me devient chère comme si mon sein l’eût portée. Faisons, sans nous parler, l’échange de notre indulgence ! O Monsieur Bégearss, achevez !

Bégearss : Mon amie, je n’arrête point ces premiers élans d’un bon cœur : les émotions de la joie ne sont point dangereuses comme celles de la tristesse ; mais, au nom de votre repos, écoutez-moi jusqu’à la fin.

La Comtesse : Parlez, mon généreux ami : vous à qui je dois tout, parlez.

Bégearss : Votre époux, cherchant un moyen de garantir sa Florestine de cet amour qu’il croit incestueux, m’a proposé de l’épouser ; mais, indépendamment du sentiment profond et malheureux que mon respect pour vos douleurs…

La Comtesse, douloureusement : Ah ! mon ami ! par compassion pour moi…

Bégearss : N’en parlons plus. Quelques mots d’établissement, tournés d’une forme équivoque, ont fait penser à Florestine qu’il était question de Léon. Son jeune cœur s’en épanouissait, quand un valet vous annonça. Sans m’expliquer depuis sur les vues de son père, un mot de moi, la ramenant aux sévères idées de la fraternité, a produit cet orage, et la religieuse horreur dont votre fils ni vous ne pénétriez le motif.

La Comtesse : Il en était bien loin, le pauvre enfant.

Bégearss : Maintenant qu’il vous est connu, devons-nous suivre ce projet d’une union qui répare tout ?…

La Comtesse, vivement : Il faut s’y tenir, mon ami ; mon cœur et mon esprit sont d’accord sur ce point, et c’est à moi de la déterminer. Par là, nos secrets sont couverts ; nul étranger ne les pénétrera. Après vingt années de souffrances, nous passerons des jours heureux, et c’est à vous, mon digne ami, que ma famille les devra.

Bégearss, élevant la voix : Pour que rien ne les trouble plus, il faut encore un sacrifice, et mon amie est digne de le faire.

La Comtesse : Hélas ! je veux les faire tous.

Bégearss, l’air imposant : Ces lettres, ces papiers d’un infortuné qui n’est plus, il faudra les réduire en cendres.

La Comtesse, avec douleur : Ah ! Dieu !

Bégearss : Quand cet ami mourant me chargea de vous les remettre, son dernier ordre fut qu’il fallait sauver votre honneur, en ne laissant aucune trace de ce qui pourrait l’altérer.

La Comtesse : Dieu ! Dieu !

Bégearss : Vingt ans se sont passés sans que j’aie pu obtenir que ce triste aliment de votre éternelle douleur s’éloignât de vos yeux. Mais, indépendamment du mal que tout cela vous fait, voyez quel danger vous courez !

La Comtesse : Eh ! que peut-on avoir à craindre !

Bégearss, regardant si on peut l’entendre, parlant bas : Je ne soupçonne point Suzanne ; mais une femme de chambre, instruite que vous conservez ces papiers, ne pourrait-elle pas un jour s’en faire un moyen de fortune ? un seul remis à votre époux, que peut-être il payerait bien cher, vous plongerait dans des malheurs.

La Comtesse : Non, Suzanne a le cœur trop bon…

Bégearss, d’un ton plus élevé, très ferme : Ma respectable amie ! vous avez payé votre dette à la tendresse, à la douleur, à vos devoirs de tous les genres ; et si vous êtes satisfaite de la conduite d’un ami, j’en veux avoir la récompense. Il faut brûler tous ces papiers, éteindre tous ces souvenirs d’une faute autant expiée ! mais, pour ne jamais