Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/299

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
199
AUX ABONNÉS DE L’OPÉRA.


où les passions n’ont nul ressort, dont les grands effets sont exclus : l’expression musicale y serait souvent sans noblesse.

Il m’a semblé qu’à l’Opéra les sujets historiques devaient moins réussir que les imaginaires.

Faudra-t-il donc traiter des sujets de pure féerie, de ces sujets où le merveilleux, se montrant toujours impossible, nous paraît absurde et choquant ? Mais l’expérience a prouvé que tout ce qu’on dénoue par un coup de baguette, ou par l’intervention des dieux, nous laisse toujours le cœur vide ; et les sujets mythologiques ont tous un peu ce défaut là. Or, dans mon système d’opera, je ne puis être avare de musique qu’en y prodiguant l’intérêt.

N’oublions pas surtout que, la marche lente de la musique s’opposant aux développements, il faut que l’intérêt porte entièrement sur les masses, qu’elles y soient énergiques et claires ; car, si la première éloquence au théâtre est celle de situation, c’est surtout dans le drame chanté qu’elle devient indispensable, par le besoin pressant d’y suppléer aux mouvements de l’autre éloquence, dont on est trop souvent forcé de se priver.

Je penserais donc qu’on doit prendre un milieu entre le merveilleux et le genre historique. J’ai cru m’apercevoir aussi que les mœurs très-civilisées étaient trop méthodiques pour y paraître théâtrales. Les mœurs orientales, plus disparates et moins connues, laissent à l’esprit un champ plus libre, et me semblent très-propres à remplir cet objet.

Partout où règne le despotisme, on conçoit des mœurs bien tranchantes. Là, l’esclavage est près de la grandeur, l’amour y touche à la férocité, les passions des grands sont sans frein. On peut y voir unie dans le même homme la plus imbécile ignorance à la puissance illimitée, une indigne et lâche faiblesse à la plus dédaigneuse hauteur. Là, je vois l’abus du pouvoir se jouer de la vie des hommes, de la pudicité des femmes ; la révolte marcher de front avec l’atroce tyrannie : le despote y fait tout trembler, jusqu’à ce qu’il tremble lui-même : et souvent tous les deux se voient en même temps. Ce désordre convient au sujet ; il monte l’imagination du poète, il imprime un trouble à l’esprit, qui dispose aux étrangetés (selon l’expression de Montaigne). Voilà les mœurs qu’il faut à l’opéra ; elles nous permettent tous les tons : le sérail offre aussi tous les genres d’événements. Je puis m’y montrer tour à tour vif, imposant, gai, sérieux, enjoué, terrible ou badin. Les cultes, même orientaux, ont je ne sais quel air magique, je ne sais quoi de merveilleux, très-propre à subjuguer l’esprit, à nourrir l’intérêt de la scène.

Ah ! si l’on pouvait couronner l’ouvrage d’une grande idée philosophique, même en faire naître le sujet, je dis qu’un tel amusement ne serait pas sans fruit, que tous les bons esprits nous sauraient gré de ce travail. Pendant que l’esprit de parti, l’ignorance ou l’envie de nuire armeraient la meute aboyante, le public n’en sentirait pas moins qu’un tel essai n’est point une œuvre méprisable. Peut-être irait-il même jusqu’à encourager des hommes d’un plus fort génie à se jeter dans la carrière. te à lui présenter un nouveau genre de plaisir, digne de la première nation du monde.

Quoi qu’il en puisse être des autres, voici ce qu’il en est de moi. Tarare est le nom de mon opéra ; mais il n’en est pas le motif. Cette maxime, à la fois consolante et sévère, est le sujet de mon ouvrage : Homme, ta grandeur sur la terre

N’appartient point à ton étal ;

Elle est toute à ton caractère.

La dignité de (homme est donc le point moral que j’ai voulu traiter, le thème que je me suis donné. Pour mettre en action ce précepte, j’ai imaginé dans Ormus, à l’entrée du golfe Persique. deux hommes de l’état le plus opposé, dont l’un, comblé, sur puissance, un despote absolu d’Asie, a contre lui seulement un effroyable caractère. // est né méchoui, voyons s’il sera malheureux. L’autre, tiré des derniers rangs, dénué de tout, pauvre soldat, n’a reçu qu’un seul bien du ciel, un caractère vertueux. Peut-il être heureux ici-bas ?

Cherchons seulement un moyen de rappre

hommes si peu faits pour se rencontrer. Pour animer leurs caractères, soumettons-les au même amour ; donnons-leur à tous deux le plus ardent désir de posséder la même femme. Iei. le cœur humain est dans son énergie, il doit se montrer sans détour. Opposons passion à passion, le vice puissant à la vertu privée de tout, le despotisme sans pudeur à l’influence de l’opinion publique, et voyons ce qui peut sortir d’une telle combinaison d’incidents et de caractères.

Les Français chercheront le motif qui m’a fait donner à mon héros un nom proverbial. 11 faut avouer qu’il entre un peu de coquetterie d’auteur dans ceci. J’ai voulu voir si. lui donnant un nom usé. qui jetterait dans quelque erreur, qui ferait dire à tous nos bons plaisants que je suis un garçon jovial, et que l’on va bien rire, ou de l’opéra ou de moi, quand j’aurai mis sur le théâtre Tarare-Pompon en musique : j’ai voulu, dis-je. voir si. lui donnant un nom insignifiant, je parviendi ver à un très-haut degré d’estime avant la fin de mon ouvrage. Quant au choix du nom de Tarare, il me suffît de dire aux étrangers qu’une tradition assez gaie, le souvenir d’un certain conte, nous rappelle, en riant, que le nom de Tarare excitait un étonnement dans les auditeurs, qui le faisait répéter à tout le monde aussitôt qu’on le prononçait. Hamilton. auteur de ce conte, a tiré très-peu de parti d’une bizarrerie qu’il aurait pu rendre plus gaie. Voici, moi. ce que j’en ai fait. De cela seul que la personne de Tarare, en vénération chez le peuple, est odieuse à mon despote, on ne prononce point son nom devant lui sans le mettre en fureur, et sans qu’il arrive un grand changement dans la situation des personnages. Ce nom fait toutes mes transitions : avantage précieux pour un genre de spectacle où l’on n’a point de temps à perdre en situations transitoires, où tout doit être chaud d’action, brûlant de marche et d’intérêt. La musique, cet invincible obstacle aux développements des caractère^, ne me permettant point de faire connaître assez mes personnages dans un sujet si loin de nous (connaissance pourtant sans laquelle on ne prend nen). m’a fait imaginer un prologue d un nouveau genre, où tout ce qu’il importe qu’on sache de mon plan et de mes acteurs est tellement présenté, que le spectateur entre san ? fatigue, par le milieu, dans l’action, avec l’instruction convenable. Ce prologue est l’exposition. Composé d’êtres aériens, d’illusions, d’ombres . il est la partie merveilleuse du poème ; et j’ai prévenu que je ne voulais priver l’Opéra d aucun des avantages qu’il offre. Le merveilleux même est très-bon, si l’on veut n’en point abuser.

J’ai fait en sorte que l’ouvrage eût la variété qui pouvait le rendre piquant ; qu’un acte y reposât de l’autre acte ; que chacun eût son caractère. Ainsi le ton élevé, le ton gai. le style tragique ou comique, des tète ?, une musique noble et simple, un grand spectacle et des situations fortes soutiendront tour à tour, j espère, et l’intérêt et la curiosité. Le danger toujours imminent de mon principal personnage, sa vertu, sa douce confiance aux divinités du pays, mis en opposition avec la férocité d’un despote et la politique d’un brame, offriront, je crois, des contrastes et beaucoup de moralité.