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VIE DE BEAUMARCHAIS.

bruit peu favorable à sa considération menaçait de mal tourner, sa mise au For-l’Évêque ne lui porta pas un coup moins fatal. Comment, n’étant plus libre, pourra-t-il le suivre ? Comment pourra-t-il voir ses juges ? De là pressantes sollicitations de sa part au duc de la Vrillière, avec l’appui de M. de Sartine : « Permettez-moi seulement, écrit-il au duc, d’aller pendant quelques jours instruire mes juges au palais, dans la plus importante affaire pour ma fortune et mon honneur[1]. »

M. de la Vrillière cède. Le 22 mars, après un mois moins deux jours de séquestre absolu, Beaumarchais put sortir du For-l’Évêque, mais sans être libre encore. L’agent Santerre le suivra partout et il ne devra prendre ses repas et coucher que dans sa prison. Peu lui importe, le meilleur est obtenu : il peut s’occuper lui-même de son procès qui à ce moment est en délibéré, avec le conseiller Goëzman pour rapporteur.

C’est un ancien juge au conseil souverain d’Alsace[2], qu’en 1771 le chancelier Maupeou a mis de son parlement lorsqu’il l’a constitué, et qui n’est pas fait, il s’en faut, pour le rendre recommandable. Il ajouterait plutôt à sa déconsidération, qui depuis le premier jour n’a cessé de grandir et est alors au comble. Juge de fort mince scrupule, M. Goëzman ne tient sa porte hermétiquement close que pour la faire mieux forcer par l’argent des plaideurs ; besoigneux pour son propre compte, car nous verrons qu’il court les bonnes fortunes, et pour le compte aussi de sa seconde femme qui, jeune encore et assez jolie, est d’une coquetterie fort coûteuse, il laisse sa justice pourvoir à ses dépenses.

Beaumarchais sait tout cela par une de ses sœurs, madame Lépine, l’horlogère, chez qui va souvent un certain Bertrand d’Airolles, ami du libraire Lejay, dont madame Goëzman fréquente la boutique. Pour deux cents louis l’on aura, lui dit-on, les bonnes grâces de madame, et par elle on obtiendra ce qui serait si nécessaire, quelques audiences de monsieur. Beaumarchais, alors assez mal en argent comptant, emprunte cent louis à son ami la Châteigneraie, et par l’entremise de Bertrand d’Airolles les fait donner à madame Goëzman pour avoir une première audience. Il l’obtient. Le lendemain même du marché, à neuf heures du soir, escorté de son garde du For-l’Évêque et de Falconnet son avocat, il voit M. Goëzman dans son cabinet, quai Saint-Paul, mais sans pouvoir presque lui rien dire, et surtout sans en rien tirer. Une seconde audience est indispensable ; on ne l’aura qu’avec les cent autres louis demandés d’abord. Beaumarchais ne sait où les trouver et offre à la place une montre en brillants, dont madame Goëzman se contente, en ajoutant toutefois que quinze louis ne seraient pas inutiles comme gratification pour le secrétaire. Beaumarchais les donne, ne voyant là qu’une bagatelle. Ce ne sera pas moins tout à l’heure, on le verra, que la chose la plus importante. Il attend alors l’audience promise et payée. L’heure en est fixée au dimanche soir, 4 avril, avant-veille du jour où l’arrêt doit être rendu. Il ne l’obtient pas. M. Goëzman n’a jamais été plus inaccessible. Sa femme fait dire qu’il n’y a pas de sa faute, que l’audience manquée le dimanche sera accordée le lundi, et que, du reste, dans le cas contraire elle s’empressera de rendre ce qu’elle a reçu. Beaumarchais augure fort mal de tout cela pour son affaire. L’offre de la restitution par madame Goëzman lui est surtout d’un très-mauvais présage : « Pourquoi, dit-il dans son Mémoire à consulter, s’engageait-elle à rendre l’argent ? je ne l’avais pas exigé. » Il pressent que l’audience ne lui sera pas plus accordée le lundi que le dimanche, et il y voit la preuve que Goëzman se cache pour ne pas lui laisser deviner qu’il est déjà condamné.

Il ne se trompe ni sur un point ni sur l’autre : l’audience, en effet, ne vient pas, et le lendemain, sur le rapport de Goëzman, arrêt est rendu qui réforme celui de la chambre des

  1. M. de Loménie, t. I, p. 289, a publié cette lettre.
  2. Paul Huot, Goëzman et sa famille, 1863, in-8.