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MÉMOIRES.

des choses honnêtes, elle ne croirait pas offenser sa délicatesse en recevant un présent. » Cela me fut dit chez ma sœur, devant plusieurs de mes parents et amis.

La demande étant portée à deux cents louis, je me récriai sur la somme, autant que sur la dure nécessité de payer des audiences. Quand on m’a jugé aux requêtes de l’hôtel, disais-je, où j’ai gagné ce procès en première instance, loin qu’il m’en ait coûté pour voir mon rapporteur, je n’ai pas même su quel était son secrétaire ; et M. Dufour, magistrat aussi accessible que juge éclairé, a poussé la patience et l’honnêteté jusqu’à souffrir mes importunités verbales et par écrit pendant six semaines au moins. Pourquoi faut-il aujourd’hui payer ? etc., etc., etc.

Je résistais, je bataillais ; mais l’importance de voir M. Goëzman était telle, et le temps pressait si fort, que mes amis inquiets me conseillaient tous de ne pas hésiter : « Quand vous aurez perdu cinquante mille écus, me disaient-ils, faute d’avoir instruit votre rapporteur, quelle différence mettront dans votre aisance deux cents louis de plus ou de moins ? Si l’on vous en demandait cinq cents, il n’y aurait pas plus à balancer. » Pour trancher la question, l’un d’eux obligeamment courut chez lui, et remit à ma sœur cent louis que je n’avais pas.

Plus économe de ma bourse, ma sœur voulut essayer d’arracher cette audience pour cinquante louis : et, de son chef, elle remit un rouleau seul au sieur le Jay, lui disant qu’elle n’avait pas encore pu changer en or les deux mille quatre cents livres apportées par son frère, et qu’elle le priait en grâce de voir si ces cinquante louis ne suffiraient pas pour m’ouvrir cette fatale porte. Mais bientôt le sieur Dairolles vint chercher le second rouleau. « Quand on fait un sacrifice, madame, lui dit-il, il faut le faire honnête ; autrement il perd son mérite, et monsieur votre frère désapprouverait beaucoup, s’il le savait, qu’on eût perdu seulement quatre heures pour épargner un peu d’argent. » Alors ma sœur, ne pouvant plus reculer, abandonna tristement les autres cinquante louis ; et ces messieurs retournèrent chez madame Goëzman.

Mais, dira-t-on, comment, dans une affaire aussi majeure, étiez-vous si indolent, si passif, que toutes les démarches se fissent entre vos parents et amis, sans vous ? et comment disposait-on ainsi de votre argent et d’un temps si précieux, sans que votre acquiescement y parût même nécessaire ? Eh ! messieurs, vous oubliez la foule de maux dont j’étais accablé ; vous oubliez que j’étais en prison ; vous oubliez que, forcé d’y attendre le matin qu’on vînt me chercher pour sortir, d’y revenir prendre mes repas et d’y rentrer le soir de bonne heure, je ne pouvais suivre exactement des opérations aussi mêlées. Voilà pourquoi le zèle de mes amis y suppléait ; voilà pourquoi je n’ai su beaucoup de ces détails qu’après coup ; voilà pourquoi je n’ai jamais encore vu le sieur le Jay, au moment où j’écris ce mémoire, etc., etc. Renouons le fil de ma narration, que cet éclaircissement a coupé.

Quelques heures après, le sieur Dairolles assura ma sœur que madame Goëzman, après avoir serré les cent louis dans son armoire, avait enfin promis l’audience pour le soir même. Et voici l’instruction qu’il me donna quand il me vit : « Présentez-vous ce soir à la porte de M. Goëzman ; on vous dira encore qu’il est sorti ; insistez beaucoup ; demandez le laquais de madame ; remettez-lui cette lettre, qui n’est qu’une sommation polie à la dame de vous procurer l’audience, suivant la convention faite entre elle et le Jay ; et soyez certain d’être introduit. »

Docile à la leçon, je fus le soir chez M. Goëzman, accompagné de Me Falconnet, avocat, et du sieur Santerre. Tout ce qu’on nous avait prédit arriva : la porte nous fut obstinément refusée ; je fis demander le laquais de madame, à qui je proposai de rendre ma lettre à sa maîtresse ; il me répondit niaisement qu’il ne le pouvait alors, parce que monsieur était dans le cabinet de madame avec elle. « C’est une raison de plus, lui dis-je en souriant de sa naïveté, de porter la lettre à l’instant. Je vous promets qu’on ne vous en saura pas mauvais gré. » Le laquais revint bientôt, et nous dit que nous pouvions monter dans le cabinet de monsieur ; qu’il allait s’y rendre lui-même par l’escalier intérieur qui descend chez madame. En effet, M. Goëzman ne tarda pas à nous y venir trouver. Qu’on me passe un détail minutieux ; on sentira bientôt comment ils deviennent tous importants. Il était neuf heures du soir lorsqu’on nous fit monter au cabinet ; nous trouvâmes le couvert mis dans l’antichambre, et la table servie ; d’où nous conclûmes que l’audience retardait le souper.

La voilà donc ouverte à la fin cette porte, et c’est au moment indiqué par le Jay ; l’agent n’écrit qu’un mot, j’en suis le porteur ; la dame le reçoit, et le juge paraît. Cette audience, si longtemps courue, si vainement sollicitée, on la donne à neuf heures, à l’instant incommode où l’on va se mettre à table. Sans insulter personne, on pouvait, je crois, aller jusqu’à soupçonner que les cent louis avaient mis tout le monde d’accord sur l’audience, et qu’elle était le fruit de la lettre que madame venait de recevoir en présence de monsieur. Aujourd’hui que l’on plaide, il se trouve que personne ne savait rien de rien, et que l’audience, au milieu de tant d’obstacles, se trouve octroyée par hasard en ce moment unique. J’en demande bien pardon ; il était, sans doute, excusable de s’y tromper.

L’audience de M. Goëzman s’entama par la discussion de quelques pièces au procès. J’avoue que je fus étonné de la futilité de ses objections, et du