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MÉMOIRES.

c’est qu’en toute loi pénale les cas de rigueur ne reçoivent jamais d’extension, à cause du danger extrême des conséquences.

Mais, indépendamment d’un danger applicable à tous les cas, les juges ont certainement prévu celui qui résulterait en particulier d’un arrêt, lequel, au lieu de décharger de l’accusation un plaideur qui n’a fait que céder, en payant, à la plus tyrannique nécessité, sévirait contre lui dans un prononcé foudroyant. Serait-ce comme corrupteur ? nous avons prouvé qu’il ne l’est ni n’a voulu l’être. Comme payeur d’audience ? dans le fait et dans le droit il n’y a pas de sa part l’ombre d’un délit.

On sent que le désir de mettre un frein, par un exemple, à la corruption, pourrait seul dicter un pareil arrêt ; mais les magistrats sont bien convaincus que cet arrêt prouverait mieux leur sévérité qu’il n’honorerait leur prévoyance : ils savent qu’en en faisant porter la rigueur sur la partie déjà souffrante, et qu’en se trompant ainsi sur le choix de la victime, au lieu de couper le mal dans sa racine, on courrait le danger de l’accroître à l’infini.

Osons le dire avec liberté : si jamais il existait un juge avide et prévaricateur, chargé de l’examen d’un procès, ne deviendrait-il pas le maître à l’instant d’abuser d’un pareil arrêt, comme d’une permission enregistrée, pour dépouiller impunément les plaideurs ? L’arrêt à la main : Donne-moi cent louis, pourrait-il dire à son client, si tu veux avoir audience ; mais, quand tu l’auras payée, soit que je te l’accorde ou non, lis cet arrêt, et tremble de parler !

Caron de Beaumarchais
M. Doé de Combault, rapporteur.
Me Malbeste, avocat.

SUPPLÉMENT
AU
MÉMOIRE À CONSULTER

Pressé d’établir mon innocence par l’exposé des faits, j’ai hasardé mon premier mémoire. Mais avoir dit la vérité dans un commencement d’affaire est un engagement pris envers les juges et le public de continuer à la leur offrir sans relâche et sans déguisement jusqu’à sa conclusion.

J’ai trop appris, aux dépens de mon repos, combien il est dangereux d’avoir un ennemi qualifié ; j’ai pensé payer d’une partie de ma fortune le malheur de combattre un adversaire en crédit. Aujourd’hui ce qui devait me faire trembler me rassure.

Moins obligé d’avoir du talent, parce que j’ai du courage, la nécessité d’écrire contre un homme puissant est mon passe-port auprès des lecteurs. Je ne m’abuse point : il s’agit moins pour le public de ma justification, que de voir comment un homme isolé s’y prend pour soutenir une aussi grande attaque et la repousser tout seul.

Quant à mes juges, être bien persuadé que je n’aurai pas moins de faveur à leurs pieds que mon adversaire assis au milieu d’eux ; m’y présenter avec la plus grande confiance, est rendre au parlement ce que je lui dois. Ce principe adopté, l’on sent que tout ménagement qui m’eût empêché de me défendre contre un juge ne m’eût paru qu’une insulte au corps entier des magistrats.

Et tel était mon argument auprès des gens de loi, quand j’y cherchais un défenseur. Mais je parlais à des sourds ; ils fuyaient tous, en me criant de loin : C’est un de Messieurs, ne m’approchez pas ! D’où vient donc tant d’effroi ? je ne demande que justice. Dieu et mon droit n’est-il plus le cri de réclamation qui rend tous les sujets d’un roi juste également recommandables aux yeux de la loi ? ou mon adversaire est-il l’arche du Seigneur, et sacré au point qu’on ne puisse y toucher sans être frappé de mort ? Mes ennemis sont nombreux, et je suis seul ; mais, au tribunal de l’équité, le plus ferme appui de l’innocence est de n’en avoir aucun. Vos terreurs ne m’arrêteront donc point ; je me défendrai moi-même. Vous ne voyez que des hommes où je parle à des juges. Vous craignez leurs ressentiments ; moi, j’espère en leur intégrité. Qui de nous deux les honore mieux, à votre avis ? Mais y eût-il du danger pour moi, je préférerais de m’y exposer par un excès de confiance, à la bassesse de les outrager par une défiance malhonnête ; et s’il faut me montrer enfin tel que je suis, j’aimerais mieux trébucher même en ce combat avec leur estime et celle des honnêtes gens, que de chercher, en le fuyant, ma sûreté dans un mépris universel[1].

Mon premier mémoire a laissé le procès seulement réglé à l’extraordinaire. C’était poser la plume à l’instant où il devenait intéressant de la prendre. Ce nouvel aspect des choses, annonçant que le parlement voulait traiter l’affaire au plus grave, abattait le courage de mes amis ; il a relevé le mien. Si l’on avait voulu juger légèrement, disais-je, étouffer le fond en étranglant la forme, et ne pas peser chaque chose au poids de la plus exacte

  1. Ma confiance en l’équité de mes juges paraîtra bien plus courageuse encore quand on saura que, par une bizarrerie remarquable dans tous les événements de ma vie, à l’instant même où je suis aux pieds du parlement pour lui demander justice contre M. Goëzman, je suis forcé de solliciter au conseil du roi la cassation de l’arrêt du parlement rendu sur le rapport et d’après l’avis de M. Goëzman, qui m’a fait perdre cinquante mille écus ; quand on saura que ma requête est admise, et que j’ai déjà obtenu au conseil un arrêt de soit communiqué. Mais c’est ainsi que des juges doivent être honorés. Si la loi permet de se pourvoir en cassation d’arrêt, ce n’est pas que les tribunaux soient iniques, c’est que les affaires ont deux faces, et que les juges sont des hommes.