Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/366

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Voyons donc celle-ci. Qu’avez-vous entendu prouver par cette liste, madame ? Que je n’étais pas venu autant de fois chez vous que je le prétendais ? Et pourquoi voulez-vous prouver que j’y suis venu moins de fois que je ne le dis ? N’est-ce pas dans la vue d’établir qu’en faisant un sacrifice d’argent, je voulais moins acheter des audiences que le suffrage inachetable d’un rapporteur ? Il faut assez d’adresse pour démêler un écheveau que vous avez si artistement embrouillé ; mais avec un peu de patience on parvient à le remettre en bon état au dévidoir. Enfin, n’est-ce pas là, madame, tout ce que vous avez voulu dire ?

Voyons maintenant ce que vous avez dit.

Présentant aux juges sa liste d’une main, et faisant la révérence de l’autre, madame Goëzman a dit : « Messieurs, le sieur de Beaumarchais ou plutôt le sieur Caron (car tout me choque en lui, jusqu’au nom qu’il porte), le sieur Caron, dis-je, vous en impose lorsqu’il prétend être venu neuf fois chez nous pendant les quatre jours pleins que mon époux a été son rapporteur.

« À la vérité je ne puis savoir s’il y est venu ou non, puisqu’il n’y est pas entré, et que l’ignorance d’un fait ne suffit pas pour le combattre et l’annihiler ; mais j’ai ma liste, et j’ai l’honneur de vous observer, messieurs, que ma liste doit en être crue sur son silence : car, par une bizarrerie qui n’existe que chez nous, la portière a ordre de n’écrire le nom de personne : de sorte que si le laquais qui frappe ne sait pas tracer le nom de son maître, ce nom reste en blanc sur la liste ; ce qui la rend du plus grand poids, comme vous voyez, contre ceux qui prétendent être venus à l’hôtel.

« Or, messieurs, d’après ce que je vous dis, si, au lieu de neuf visites que le sieur Caron articule, ma liste n’en présentait aucune : si’ce vilain Caron, ce monstre, ce serpent venimeux qui ronge des limes, pour parler comme son adversaire, le comte de la Blache ; ce misérable qu’il faudrait marquer d’un fer chaud sur la joue, comme dit son bienfaiteur Marin ; cet abîme d’enfer que Jupiter a tort de ne pas foudroyer, suivant l’expression poétique du sieur d’Arnaud ; ce mauvais riche qui ne paye ni les luminaires ni les autres mémoires du sieur Bertrand, d’après le sieur Dairolles, qui est la même personne ; ce reptile insolent dont le nom seul déshonore une liste comme celle de ma portière ; si, dis-je, ce vilain Caron n’y était pas écrit une seule fois pendant les quatre jours si intéressants pour lui, me refuseriez-vous la grâce d’admettre le silence de ma liste de préférence au témoignage du gardien sermenté d’une pareille espèce ? »

Les commissaires du parlement reçoivent la liste de sa main tremblante, et la feuillettent exactement ; mais, n’y trouvant pas mon nom écrit une seule fois pendant ces terribles quatre jours, où il m’avait si fort importé de me présenter chez mon rapporteur, ils m’ordonnent de répondre, et je dis :

Messieurs, le sieur Santerre, mon gardien, interpellé par M. de Chazal, à sa confrontation, de déclarer si j’avais été, autant de fois que je le disais et l’avais imprimé, chez M. Goëzman a répondu : Monsieur dit vingt fois : nous y avons peut-être été plus de trente ; mais surtout pendant les quatre ou cinq jours du délibéré, matin et soir, avant et après dîné, nous n’en bougions : de ma vie je n'ai éprouvé autant d’ennui ; et rien ne peut y être comparé, si ce n’est l’impatience immodérée de mon prisonnier.

Mais comment une chose aussi nette peut-elle exciter tant de débats ? Uniquement parce qu’un a mal posé la question sur laquelle on dispute. Un premier point légèrement accordé mène souvent assez loin les gens inattentifs. Rétablissons les principes.

Dans quel cas, messieurs, cette liste pourrait-elle être justement opposée au témoignage d’un homme public, d’un homme sermenté, chargé par le gouvernement de me suivre partout, et de rendre compte jour par jour de toutes mes actions et paroles, lequel me prenait tous les matins en prison et m’y remettait tous les soirs, et qui se démantelait la mâchoire à force de bâiller, du cruel métier que M. Goëzman et moi lui faisions faire ? dans quel cas, dis-je, cette liste pourrait-elle être justement opposée à son témoignage ? Dans celui seulement où, me trouvant écrit de ma main sur la liste un certain nombre de fois, je soutiendrais, et mon gardien certifierait, que nous avons été moins de fois à la porte, ou même que nous n’y avons pas été du tout : car alors, la liste offrant la preuve positive, tant du fait que du nombre des visites, il n’y a aucun témoignage humain qui pût détruire celui de la liste. Mais ici, par le plus vicieux renversement d’idées, on appuie la négation de neuf visites avérées, attestées par la déposition d’un homme public et sermenté, sur le seul silence d’une misérable liste que mille choses devaient rendre suspecte dont la première est l’ordre bizarre, à la portière, de ne jamais écrire personne.

Est-il étonnant qu’un laquais ne sache pas écrire, et que son maître, qui ne peut deviner qu’un portier n’écrit personne, reste avec sécurité dans sa voiture, au lieu d’en sortir pour s’inscrire lui-même ? À mon égard, voici comment les choses se sont passées.

Las de descendre inutilement, trente fois le jour, de voiture, pour écrire mon nom et ma supplique, je fis sur la fin du procès un billet circulaire, que mon laquais remettait à chaque porte des conseillers qui se trouvaient absents. Cette circonstance, attestée par mon gardien et ajoutée à tous les caractères d’infidélité que peut présenter une liste,