Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/406

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pour se voir condamner, et par corps, à rendre et remettre au demandeur deux effets de 2,333 livres chacun, à lui confiés par le demandeur pour lui en procurer le payement… sinon, etc. Et par le défendeur (Bertrand) a été dit… qu’il nous représente lesdits billets, etc. À quoi, par ledit demandeur, a été répliqué qu’il requiert acte de ce qu’encore que le défendeur ayant, dans le supplément de son mémoire (p. 18), répondu, en éludant le point de fait de la remise et de la possession desdits billets, il convient actuellement devant nous que lesdits billets lui mit été remis : en conséquence, il requiert que lesdits billets lui soient rendus, etc. Nous, parties ouïes, lecture faite, avons donné et donnons acte… de la remise à l’instant faite au demandeur, ès mains du sieur Mention, son secrétaire, des deux billets dont est question, etc. Mandons à nos huissiers audienciers, etc. Donné à Paris, le mercredi 12e jour de janvier 1771. Signé, scellé, etc. »

Voilà comment, prenant à partie celui qui m’avait dit que j’étais un malhonnête homme, je l’ai forcé par la voie la plus courte à se rétracter publiquement : voilà comment, sans coup férir, j’ai mis à fin, par ma sagesse et prud’homie, la fameuse aventure du cartel du grand Bertrand, trompette de Marin-la-Gazette, et soi-disant chevalier de la dame aux quinze louis.

Parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Ces deux maudits effets de cent louis étaient précisément nichés dans la moitié paralysée de la cervelle du grand cousin : il ne s’en souvenait plus. Je ne parlerai pas ici de quelques autres oublis du même genre, parce qu’ils me sont étrangers, et ne sont encore livrés qu’à l’œil vigilant de la police.

Il est certain que toutes les affaires d’éclat commencent par être dites à l’oreille de M. de Sartines, juge et conseil de paix dans la capitale ; mais lorsque l’espèce de dictature qu’il exerce toujours avec succès sur les objets pressants a cessé, lorsque le ministère de confiance a fait place à la rigueur des formes juridiques, bien des gens vont citant à tort et à travers ce que M. de Sartines a dit et fait pour arrêter les progrès du mal : certains de n’être pas démentis par ce magistrat, que des considérations majeures ou l’intérêt des familles empêchent toujours de s’expliquer, et dont la discrétion reconnue serait la première vertu, si son zèle pour le bien public ne méritait pas un éloge encore plus distingué : ce qui rend toutes ces citations indécentes et malhonnêtes. Et c’est moins l’oubli de Bertrand qui me suggère cette observation, que l’interrogatoire de M. Goëzman, où cet autre accusé, pour se couvrir d’un nom respecté, cite sans cesse M. de Sartines. Mais quel rapport peut-il y avoir entre le magistrat vigilant dont le cabinet est ouvert à toute la France, et M. Goëzman, qui renfermait la clef du sien au fond de la bourse de sa femme ? J’aurai lieu de relever vertement cette licence de citer, lorsque je rendrai compte de ma confrontation avec M. Goëzman[1].

Quant au sieur Bertrand, je n’ai plus à le poursuivre que comme faux témoin, alimenté, suborné, soudoyé par Marin, et autres personnes respectables, pour oublier la vérité : car s’il ne se souvenait pas qu’il eût à moi deux billets très-réels, en revanche il se souvient fort bien que j’ai reçu de M. Goëzman, le samedi 3 avril au matin, une audience qui n’a jamais existé, sur laquelle il a offert son faux témoignage à ce magistrat, chez lui, chez Marin, et chez M. le président de Nicolaï, s’il en faut croire M. Goëzman à son interrogatoire. Ce qui prouve de plus en plus que la conduite du cousin tient à l’état singulier de son cerveau, miroir fidèle de tout ce qui lui sert, faux ou vrai, mais absorbant parfait de tout ce qui peut lui nuire.

L’interrogatoire de M. Goëzman prouve encore ce que j’ai dit plusieurs fois, que ces messieurs s’assemblent très-souvent pour aviser aux moyens de me perdre. Pour le seul faux témoignage de Bertrand, je vois déjà trois assemblées : chez M. Goëzman, où était Bertrand et autres personnes respectables ; chez Marin, où se trouvèrent M. Goëzman, Bertrand, et autres personnes respectables ; chez M. de Nicolaï, où se trouvèrent Bertrand, M. Goëzman, et autres personnes respectables : tous lesquels ont fait preuve de leur bonne intention pour moi.

Le jour même que le supplément du sieur Bertrand parut, le hasard nous rassembla au greffe criminel, lui, moi, le Jay et madame Goëzman, que j’aurais dû nommer la première ; mais en ce moment aucun de nous ne songeait à rire de la mine de son voisin. Occupés tous de l’interrogatoire que nous allions subir aux pieds de la cour, chacun pensait à son affaire ; et ce n’était pas sans raison.

Quelques personnes regardent cet acte important comme une chose de forme, uniquement autorisée par l’usage ; mais donner l’usage pour motif d’une action est bien expliquer comment on a continué, mais non pourquoi l’on a commencé à l’adopter.

Ce seul mot l’usage annonce que le motif qui fait interroger le millième accusé devant la cour est le même par lequel en interrogea le premier qui le fut ainsi : reste donc toujours pour base de cet interrogatoire l’importance dont il est dans une instruction criminelle, et son influence majeure sur le jugement qui le suit de près ; et cette importance est telle, qu’un des premiers magistrats du parlement m’a confié que, dans une

  1. Cette confrontation eût été le sujet d’un cinquième mémoire. Le jugement intervint trop tôt : ce mémoire ne fut point fait.