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VIE DE BEAUMARCHAIS.

« L’accouplement de ces deux êtres si singuliers, disent les Mémoires secrets[1], a paru plaisant, et les rieurs l’ont adopté. » Beaumarchais ne paraît pas avoir été jamais détrompé sur le compte de d’Éon. Ce fut toujours pour lui une folle que son indifférence avait désespérée. Quand ils se fâchèrent, à propos du prix convenu, dont Beaumarchais fut à tort, on le sait à présent[2], accusé par d’Éon d’avoir gardé une partie, il crut toujours qu’il y avait dans cette brouille plus de dépit d’amour que de rancune de créancier. Il mourut avec cette idée, car sa mort devança de plusieurs années celle de d’Éon, qui permit de connaître enfin de la façon la plus claire la vérité sur son sexe.

Le marché avec d’Éon à Londres, vers la fin de 1775, n’avait été bientôt que la moindre affaire de Beaumarchais. Il en poursuivait de bien plus sérieuses que l’état de crise, où se trouvait l’Angleterre, agitée par Wilkes au dedans, inquiétée au dehors par les prétentions armées de ses colonies d’Amérique, pouvait rendre singulièrement actuelles et pressantes, pour peu que la France voulût tirer parti des dangers de sa rivale, et prendre ainsi revanche de la paix honteuse de 1763, où elle avait perdu le Canada.

S’entendre avec les Américains, dont il a rencontré quelques-uns des plus influents, entre autres Arthur Lee, chez Wilkes ; les encourager dans leurs plans de révolte, les y aider sous main par des fournitures dont il se fera le fournisseur, grâce à des secours d’argent dont il sera, pour le roi, le dépositaire, le banquier secret : tel est son rêve, et c’est ce que déjà il organise. Sans être avoué de rien, il disposera tout au gré du roi et du ministre.

C’est à ses seuls risques qu’il mènera ainsi, sans que la France ait déclaré la guerre, ces hostilités clandestines contre les Anglais.

Le roi hésite d’abord, puis enfin, pressé par l’opinion, qui voudrait voir quelque secours sortir de France pour l’Amérique ; pressé surtout par Beaumarchais, qui lui dépêche mémoire sur mémoire, où il fait sentir l’urgence des événements, il se décide, pour qu’il engage l’entreprise, à lui faire, par un ordre de son ministre M. de Vergennes sur le Trésor, l’avance d’un million. Beaumarchais le toucha et en donna reçu le 10 juin 1776.

Nous verrons qu’il fut d’un poids bien embarrassant dans ses affaires[3].

Jamais sujet n’obtint de son maître plus haute marque de confiance ; aussi ce sujet, après un tel honneur, doit-il être sans tache : c’est ce que Beaumarchais ne manque pas de faire adroitement entrevoir à Louis XVI pour être relevé du « blâme » qui pèse toujours sur lui, et qui, s’il devait continuer à le subir, lui serait le plus insurmontable obstacle pour ce qu’il veut entreprendre. Là encore Louis XVI se décide, sûr d’ailleurs que le Parlement qu’il a rétabli, après la chute, en novembre 1774, de celui du chancelier Maupeou, ne contredira pas ses volontés.

Le 12 août, deux mois après que Beaumarchais a reçu le million, il est, par lettres patentes, tenu quitte du temps écoulé depuis la sentence du 26 février 1774, « attendu qu’il est, dit le roi, parti du royaume par nos ordres, et pour notre service[4]. » Il peut enfin, et presque à coup sûr, en appeler ainsi en cassation. Il ne perd pas une heure, il se fait donner des lettres de requête civile, obtient, par M. de Maurepas, qu’on le renverra, non devant le grand conseil, d’où est sorti le Parlement Maupeou, et qui ne voudra pas défaire ce qu’il a fait, mais devant la grand’chambre, dont il n’a rien à craindre ; et moins de six semaines après, le 6 septembre, sa cause se plaide. L’avocat Target, qu’il en a chargé, comme étant le seul qui n’ait jamais voulu plaider devant le Parlement Maupeou, et qu’il appelle pour

  1. T. IX, p. 6.
  2. À ce sujet, et sur les raisons qui empêchèrent que la partie de la somme réclamée par d’Éon lui parvînt, quoique Beaumarchais l’eût versée, comme le reste, V. Dutens, Mémoires d’un voyageur qui se repose, t. II, p. 64-66.
  3. Loménie, I, p. 439 ; et II, p. 109, 110.
  4. Mémoires secrets, t. IX, p. 190.