Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/485

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notre dernière entrevue, le 3 ou le 4 juillet, quoique ses gens et les miens eussent été forcés de m’enlever de ma voiture et de me porter dans son cabinet, parce que j’étais mourant moi-même ; il pouvait si peu se modérer en me parlant, qu’après avoir passé deux heures à m’efforcer de le calmer, j’emportai l’affreuse certitude que ce chagrin le mettrait au tombeau.

Voilà ce qui me fit presser, par ma lettre du 7, le retour de mes papiers et de mes fonds ; ce qui me fit ajouter, quoique très-peu en état d’écrire : « Comment va votre santé ? surtout comment va votre tête ? Vous savez bien que je n’approuve pas l’excessif chagrin que vous avez pris de ce dernier tracas. Mon ami, cette École militaire vous tuera ! Si vous êtes content de ce que le roi a reçu votre mémoire, qu’importe ce que pense le ministre de la route que vous avez prise pour cela ? Madame… était tout aussi bonne qu’une autre. À l’égard de la colère de M…, mon bon ami, quand on a fait le bien toute sa vie, et que l’on a quatre-vingt-quatre ans de vertus et de travaux sur la tête, on est bien grand ! Voilà mon avis ; donnez-moi de vos nouvelles. »

L’infortuné répond sur le même papier à mon affaire, et finit ainsi sa lettre : « Je suis toujours au même état ; il ne se changera qu’avec de la patience, cinq ou six jours de lit. Mon bras se sent du changement de temps. Ma tête est si pleine de ma malheureuse affaire, que je ne suis plus maître de ma tranquillité. Je compte vous voir à votre retour. » Soixante heures après il est alité par ce chagrin, comme il l’avait prévu ; dans moins de six jours le malheureux homme est sous la tombe ; et un insidieux héritier, contre ma lettre, contre la réponse de M. Duverney, contre la notoriété publique, et contre sa conscience (à la vérité qu’il foule aux pieds sans scrupule), vient donner le démenti le plus absurde au chagrin, à la souffrance, à la mort du vieillard !

M. Duverney m’écrit : Je suis incommodé, ma tête est trop pleine, etc. Il meurt presque en l’écrivant ; et parce que son héritier se portait bien, était joyeux quand il mourait de chagrin, cet héritier veut que l’on le croie sur sa parole. Il ira jusqu’à vouloir nous persuader que le malade ne savait pas ce qu’il disait en écrivant : Je souffre.

Au reste, monsieur le comte, sur ces mots de sa dernière lettre : Mon bras se sent du changement de temps, ce n’est pas assez qu’un docte médecin, à votre réquisition, lui donne un démenti sur sa douleur passagère au bras ; il n’y a ici d’effleuré, par le certificat du docteur, que cette moitié de l’aveu du vieillard, mon bras se sent…, et quoique le médecin dût mieux savoir, sans contredit, que le malade, si ce malade souffrait ou non, je ne me rends pas que vous n’ayez joint à son certificat celui d’un faiseur de baromètres, qui, démentant ce reste de la phrase… du changement de temps, nous atteste aussi que le mercure, à cette époque, n’a pas varié d’un degré dans le tube. Alors il faudra bien avouer, malgré nous, que la lettre de M. Duverney, la mienne, son chagrin, sa maladie, sa mort même, ne sont que des chimères ! Mais comment avez-vous oublié le faiseur de baromètres ? vous, l’homme aux certificats, l’homme aux ruses, aux précautions d’avance ! N’êtes-vous donc plus le véritable Falcoz ? Réellement vous vous négligez un peu sur ce procès-là.

Quant à l’erreur d’indication et non pas de date, que M. Duverney a faite en répondant à ma lettre du 9 mai 1770, je croyais qu’après avoir si bien, si clairement fondé la vérité des lettres familières qui se rapportent à l’acte du 1er avril, par leur suite et leur parfaite analogie avec celles qui ne s’y rapportent pas, je pouvais me dispenser d’abuser de votre indulgence, en défendant une légère erreur de désignation faite par M. Duverney, et non par moi-même. Mais puisque vous n’êtes pas fatigué de m’écouter, je vais joindre à la preuve analogique la preuve irrésistible d’un fier argument : et puisque c’est tout de bon que ce fait vous paraît grave, il faut s’y arrêter. En effet, j’ai vu que vous aviez fait écorner tous les exemplaires de votre mémoire en cet endroit pour qu’on le remarquât.

Le comte de la Blache a fait, dit-il, une découverte absolument décisive pour le gain de son procès. Il s’est aperçu qu’en réponse à l’un de mes billets, daté du 9 mai 1770, et finissant par ces mots : « À quand donc la bonne fortune ? Je suis tous les jours à l’ordre comme un mousquetaire. Je ne le puis ni demain ni vendredi ; » ce qui constate d’abord que mon billet fut écrit le mercredi 9 mai 1770. Il a découvert, dis-je, que M. Duverney m’a répondu sur le même papier, au lieu de samedi 12, ces mots : « Samedi 11, à huit heures du soir, ou dimanche à la même heure. » Et, tout joyeux de sa trouvaille, il emploie une page et demie à tirer d’une légère erreur de M. Duverney la juste induction que sa réponse ne saurait s’appliquer à mon billet du 9 mai, mais qu’elle appartient à une lettre écrite le 8 février 1769 ; et voici comment il raisonne. En vérité, cela est aussi lumineux que judicieux.

Le sieur de Beaumarchais, composant après coup, dans son cabinet, une prétendue lettre écrite pour cadrer à la réponse faite depuis longtemps par M. Duverney, a cru de bonne foi que, le samedi désigné étant le 11 mai, il n’avait qu’à mettre sur le sien : Ce 9 mai ; que par là sa lettre semblerait antérieure de deux jours à celui qui était indiqué pour rendez-vous. « Malheureusement il n’a pas été consulter l’almanach de l’année 1770, car il y aurait vu que dans le mois de mai 1770 il n’y avait pas de samedi qui fût le 11, etc. » (Page 55.)

Je n’affaiblis pas l’objection, comme on voit ;