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VIE DE BEAUMARCHAIS.

lait qu’il eut aidé à faire des républicains ! ces sages à figure austère, que Franklin représentait si gravement chez nous, le bernaient comme un écolier ; et qui pis est, pour le récompenser d’avoir eu l’enthousiaste ingénuité de se jeter dans la commandite de leur révolution, le ruinaient comme un actionnaire !

L’affaire de leur indépendance, la seule où il fût allé d’élan, où il eut mis du cœur plus que de l’esprit, n’était pour lui qu’un guêpier de déceptions. Il ne s’en tira pas ; il mourut à la peine. Sa famille seule en eut quelque chose, mais quand ? trente-six ans plus tard !

Après une déclaration loyale et formelle du duc de Richelieu en 1816, basée sur la note officielle de M. Gérard en 1778, et ne permettant plus de douter que le million de juin 1776 « n’avait rien de commun avec les fournitures faites par Beaumarchais aux États-Unis ; » après un voyage à Philadelphie fait en 1824 par la fille de Beaumarchais, Mme Delarue et son fils, qui purent y rallier à leur cause l’opinion des plus éminents légistes de l’Amérique ; puis, après onze nouvelles années encore d’attente et de démarches, tant il était impossible d’arracher au Congrès un vote qui le dégageât de son inqualifiable ingratitude ; en 1835, enfin, une somme de huit cent mille francs fut obtenue. Ce n’est guère, lorsqu’on se reporte au compte déjà trop réduit de M. Hamilton, trente-deux ans auparavant ; mais il fallait prendre ou laisser. On accepta. Qu’aurait pensé Beaumarchais de ce résultat, lui qui s’était, nous l’avons vu, tant révolté contre « les cotes mal taillées ? » Jamais peut-être, dans aucune affaire, il ne s’en était trouvé une qui le fût aussi mal.

Il ne faudrait pas croire que Beaumarchais se soit laissé, même une heure, absorber complètement par cette entreprise, toute colossale qu’elle semble, et qu’il ait attendu qu’elle fût un peu démêlée pour en risquer d’autre. Ce ne serait pas le connaître. « Deux, trois, quatre bien embrouillées qui se croisent, » dit Figaro des intrigues qu’il mène. Beaumarchais en aurait pu dire autant des affaires qu’il brassait, sans compter les intrigues aussi, qui le rapprochent si bien de son personnage, qu’elles le font presque toujours confondre avec lui. « De l’argent, de l’intrigue, te voilà dans ta sphère, » dit Suzanne à Figaro dès la première scène du Mariage. C’est toute la vie de leur patron, avec ses deux grands ressorts.

Au plus fort de ses négociations, de ses marchés avec les États-Unis, vingt choses les plus diverses l’occupaient, sans qu’une seule empiétât ni déteignît sur l’autre. Il avait au milieu de ses affaires, qui n’étaient, comme ses pièces, qu’une série d’imbroglios, la merveilleuse faculté d’oublier à propos et de reprendre juste à point. C’est ce qu’il appelait, suivant Gudin[1], fermer et rouvrir le tiroir.

En 1780, lorsqu’il n’eut plus de procès, il s’était remis dans sa charge de lieutenant-général à la capitainerie du Louvre[2], mais pour n’en faire que le moindre de ses soucis. Il s’était aussi réintégré parmi les secrétaires du roi, mais pour n’y pas rester longtemps. En 1782 il cédait sa place au neveu de Morande, Theveneau de Francy, que nous connaissons déjà, « son Francy, » comme il l’appelait, car ce fut le plus actif, le plus fidèle, et par suite le plus aimé de ses agents, surtout, comme nous l’avons vu, dans les affaires d’Amérique. Il ne garda pour lui-même que l’honneur d’avoir eu cette charge, et la noblesse qu’elle conférait, choses assez illusoires, à la fin du régime qu’il vit tomber et qu’il poussa, mais qui devinrent périlleuses sous celui qui venait, et qu’il n’avait que trop aidé à venir. La Terreur s’en fit une arme pour le frapper comme ci-devant noble : « Ils n’ont pas manqué, écrit-il, le 14 juin 1794, de me ranger dans cette classe proscrite, malgré toutes mes protestations, sous prétexte que j’ai eu autrefois une ridicule charge de secrétaire du roi que j’ai passée à mon Francy, il y a plus de douze ans[3]. »

  1. Cité par M. de Loménie, t. I, p. 238.
  2. Mémoires secrets, t. XVI, p. 31.
  3. Catalogue des autographes vendus le 16 février 1859, p. 10, no 87.