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VIE DE BEAUMARCHAIS.

éviter la culbute, tout ce que la nièce de Voltaire, madame Denis, lui avait vendu de manuscrits inédits de son oncle. Suivant un bruit que Beaumarchais se garda bien de démentir, si même il ne le fit courir, le marché ne se serait conclu qu’au prix de trois cent mille livres. Le vrai chiffre est cent soixante mille, dont cent mille furent payées comptant et le reste beaucoup plus tard. Un acte du 27 novembre 1786, dont nous possédons l’original; en régla le payement par annuités de quinze mille livres du 30 décembre 1789 au 30 décembre 1792, ce qui, par parenthèse, ne dut pas être, à ces époques troublées et gênées, un médiocre embarras pour la caisse de Beaumarchais. Les œuvres une fois acquises, où et comment les faire imprimer dignement et sans risques ? Il songea d’abord à établir son imprimerie soit aux Deux-Ponts, soit à Neuwied, où déjà s’imprimait une gazette qui pénétrait en France sans trop de peine ; mais il finit par se décider pour le vieux fort de Kehl, près du Rhin, que le margrave de Bade lui loua à d’assez bonnes conditions et sans trop faire le difficile, quoique prince catholique, sur le caractère des œuvres qui s’éditeraient ainsi dans ses domaines.

Pour cette publication sans pareille il fallait à Beaumarchais une imprimerie sans pair. Il acheta à Londres, moyennant un prix considérable — il fit dire cent cinquante mille livres — les fameux types de Baskerville ; il envoya en Hollande un agent spécial pour y étudier la fabrication du papier ; il se rendit propriétaire dans les Vosges de trois anciennes papeteries, qu’il fit agrandir et mettre sur un pied tout nouveau ; et bientôt quinze presses du meilleur mécanisme, qu’on lui avait expédiées de Paris et de Londres, eurent tout ce qu’il fallait pour bien marcher. Un instant il avait songé, pour en diriger le travail, à Rétif de la Bretonne, qui passait pour le prote le plus actif et le typographe le plus habile de Paris — on sait qu’au lieu d’écrire ses livres, il les composait à la casse, composteur en main ; — mais Rétif ayant fait voir qu’il voudrait compliquer l’orthographe de Voltaire de toutes les bizarreries de la sienne, ils ne purent s’entendre[1]. Beaumarchais alors ne prit pas moins qu’un secrétaire du roi, ami et compatriote de Panckoucke, le lillois Decroix, qui accepta, par amour pour Voltaire et zèle pour cette magnifique publication, la modeste tâche de correcteur des épreuves. On les lui envoyait à Lille ; il mettait le plus grand soin à les revoir, et les renvoyait avec la plus parfaite régularité. Par endroits, il se chargeait de l’annotation, mais Beaumarchais, malgré ses occupations sans nombre, en fit la meilleure partie, toujours reconnaissable à la précision du trait ou à la curiosité de l’anecdote. Il aurait voulu être seul, être tout dans ce gigantesque hommage à l’esprit de Voltaire, dont tant d’éclairs ont traversé le sien.

C’est sous le couvert d’une prétendue compagnie formée de gens de lettres « et de riches amateurs, » et prenant le nom compliqué de Société philosophique, littéraire et typographique, que l’affaire avait été lancée. Beaumarchais ne s’en disait que le correspondant général, mais l’on n’a jamais su qui s’y trouvait avec lui. Aussi, quand il parlait de la fameuse Société, qui n’avait peut-être tant de noms que parce qu’il y était seul, ajoutait-il tout bas : « Cette Société qui est moi. » Il n’en perdit que davantage, car l’entreprise ne réussit pas. Malgré l’éclat d’un prospectus que, cela va de soi, il fit lui-même, avec tout ce que son art exercé aux grands tapages y pouvait mettre, malgré la promesse d’un million de bénéfices dont il ferait une loterie au profit des souscripteurs[2], ceux-ci ne vinrent pas. Il en eut deux mille au plus, et il avait tiré les soixante-douze volumes des Œuvres à quinze mille exemplaires, moitié pour une édition in-8o, qui parut la première, moitié pour une

  1. Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, t. XI, p. 3186.
  2. Mémoires secrets, t. XVII, 31 janvier et 17 février 1780.