Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/570

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plusieurs fois, et dont j’ai suspendu la réponse pour traiter l’affaire des lettres.

Quel acharnement diabolique arme donc ainsi contre vous ce Kornman et ce Bergasse ? — C’est là le secret de l’affaire, et je vais vous le dévoiler.

Toutes les fois qu’un sot veut, dit-on, se faire méchant, il faut qu’il rencontre un méchant qui de son côté cherche un sot ; et comme c’est en tout pays chose facile à rencontrer, on juge bien que la liaison entre Bergasse et Kornman a pris comme un vrai feu de paille au premier moment du contact. Quand cet Orgon eut flairé ce Tartufe, posté cafardernent auprès, non d’un bénitier d’eau lustrale, mais d’un beau baquet magnétique, Orgon l’accueille, il le recueille, lui donne gîte en sa maison, le fait précepteur de ses enfants, et, s’élançant avec transport,

Chacun d’eux s’écrie aussitôt :
Voilà bien l’homme qu’il me faut !

Je ne parlerai pas des commencements de leur intrigue ; je ne vous dirai point comment ils s’étaient unis avec le médecin Mesmer ; comment le prédicant Bergasse prêchait les curieux que cent louis, légèrement donnés, avaient attachés au baquet, et comment, ennuyée de son verbiage amphigourique et lasse d’être dupe, la compagnie lui imposa silence un jour ; ni comment Kornman, chargé de la caisse du mesmérisme, et le véridique Bergasse, élevèrent un beau jour baquet contre baquet, et parvinrent enfin à dépouiller leur chef d’une partie des avantages que sa doctrine avait produits. Cela n’a de rapport à nous que parce que M. Le Noir, ayant permis ou toléré qu’on mît au théâtre Italien la farce des docteurs modernes (seul moyen d’empêcher les malheureux enthousiastes d’être victimes des novateurs), excita le ressentiment de tous les modernes docteurs, le docteur Bergasse à la tête.

Il fallait au moins un prétexte aux vengeances qu’ils méditaient. L’ancien procès de Kornman, repris et quitté douze fois, leur parut à tous deux un canevas parfait, sur lequel ils pouvaient broder des infamies tout à leur aise. Mon nom pouvant donner quelque célébrité aux libelles qu’on voulait faire, il fut décidé tout d’une voix qu’on dirigerait contre moi la plus sanglante diatribe.

D’ailleurs je n’étais pas sans reproche sur l’article du mesmérisme. Ils savaient bien que je m’étais souvent, en public, égayé sur les sottises du baquet. Or, ceux qui vivent de sottises détestent tous ceux qui s’en moquent.

M’ayant fait assigner comme témoin dans son procès avec sa femme, le sieur Guillaume Kornman avait été si mécontent à des dures vérités de ma déposition, qu’ils sentirent tous deux le tort qu’elle leur ferait, rapprochée des pièces probantes, s’ils ne parvenaient pas à changer ma qualité de témoin assigné par eux-mêmes, en celle d’accusé, qui leur convenait davantage.

Le projet fut donc arrêté de faire un long libelle contre M. Le Noir et contre moi, dont le grand procès d’adultère serait le prétexte ostensible.

Le libelle fut composé ; mais, quelque empressement que Bergasse le précepteur eût d’échapper à sa profonde obscurité par cette production d’éclat, Kornman préférait encore d’arranger des tristes affaires ; et le crédit de M. Le Noir, la bienveillance dont il l’honorait, pouvant lui faire encore tirer parti des Quinze-Vingts, il hésitait de le donner.

Depuis cinq mois au moins ce libelle trottait sourdement ; mais il n’était que manuscrit. On l’avançait, on le retirait ; on le montrait tout bas, comme un épouvantail. Moi j’en ai eu copie trois mois avant qu’il fût public. On essayait aussi de me le vendre[1]. Tant qu’il espéra quelque chose du crédit de M. Le Noir, le libelle ne parut point ; mais quatre jours après la disgrâce de M. de Calonne, le libelle fut imprimé.

Jamais l’honnête Kornman n’a manqué ces instants précieux. La retraite du ministère de M. le prince de Montbarrey avait changé en vraie fureur son amour pour le sieur Daudet. Sitôt après la détention du cardinal de Rohan, son bienfaiteur, Kornman n’avait pas manqué de donner un mémoire contre lui, relativement aux Quinze-Vingts. Il était donc bien juste que la disgrâce de M. de Calonne fût le moment d’un gros libelle contre M. Le Noir, son ami. Et moi, je n’étais là que pour orner la scène.

Quant à leur projet, le voici :

Nous publierons un bon libelle, où nos deux ennemis, traînés dans la fange d’un adultère supposé, de tout point étranger à eux, seront livrés à la risée publique ; mais comme ils ne peuvent être qu’incidemment amenés, dans l’affaire de la dame Kornman, quand nous les aurons bien injuriés, nous nous raccommoderons avec elle en lui faisant pont d’or pour passer dans notre parti. La réconciliation achevée, n’ayant plus de procès à suivre, M. Le Noir et Beaumarchais en seront là pour nos injures : moi, Bergasse, j’aurai fait du bruit ; toi, Kornman, auras la dot, et notre vengeance est parfaite.

Lecteur, si vous croyez que mon esprit fabrique un conte et vous le donne pour un fait, suivez-moi bien sévèrement.

À peine leur libelle a paru, qu’indigné de cette infamie, je broche ma première réponse.

Pendant que je la travaillais, nos deux ennemis, satisfaits de voir leur vengeance en bon train, s’occupaient de leur sûreté. L’instant est venu,

  1. Tous mes amis l’ont lu chez moi, Kornman convient, dans son premier libelle (page 66), qu’il a offert de le détruire et de se désister de tout, si l’on voulait lui procurer une place de consul au Nord ou quelque autre emploi dans les grandes Indes.