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VIE DE BEAUMARCHAIS.

recevoir la confidence, Mirabeau en était réduit sur ce chapitre-là. On s’était brouillé pour en emprunt public, on se sera réconcilié pour un emprunt particulier.

Quoi qu’il en soit, personne dans le temps ne dut être dupe, notamment pour la part que dans tout cela avait eue Calonne, surtout lorsqu’on apprit qu’après avoir lancé Mirabeau contre Beaumarchais, il avait presque aussitôt lancé celui-ci dans une autre querelle, celle qu’il avait avec M. Necker pour la réfutation de ses Mémoires : « Cette réfutation qui fait le plus grand bruit, disait la Correspondance inédite[1], est un ouvrage de société, rédigé par M. de Calonne, M. de Veimerange, intendant des armées, et M. de Beaumarchais, qui, comme son page, se fourre partout. »

Cette allusion au Mariage de Figaro, qui en ce moment était dans tout le feu de son scandale et de son succès, nous amène tout naturellement à en faire l’histoire.

Il avait, de 1775 à 1778, écrit cette pièce à ses heures, au milieu du bruit de ses mille affaires, après une conversation avec le prince de Conti[2], qui, ayant lu la préface du Barbier de Séville, l’avait défié de la mettre au théâtre, « et d’y montrer la famille de Figaro, indiquée dans cette préface[3]. » Trois ans seulement après qu’elle eût été achevée, en 1781, sa paix étant faite, depuis le règlement de l’affaire des auteurs au mois d’avril de l’année précédente, avec les comédiens, il leur présenta cette Folle Journée — la pièce n’avait alors que ce titre — et, le samedi 19 septembre, lorsqu’il leur en eut fait lecture, avec une verve qui en doublait l’esprit[4], ils la reçurent par acclamation. Avant qu’on la mît en scène, elle fut envoyée au lieutenant de police, M. Lenoir, qui la soumit à la censure de l’avocat Coqueley. Celui-ci l’approuva, sauf corrections que Beaumarchais accepta de bon cœur.

Tout marchait bien, lorsqu’il eut l’imprudence d’en aller faire des lectures dans les salons de Paris, et — chose plus grave, le caractère de la pièce étant donné — à Versailles aussi, à la cour. Elle y fut condamnée. Il n’en continua ses lectures que de plus belle, pour se relever de ce blâme. Il la lut chez madame de Richelieu, devant des archevêques qui, étant, à ce qu’il paraît, de composition peu difficile, s’en amusèrent beaucoup sans crier au scandale[5] ; puis chez le ministre M. de Maurepas, qui ne s’en amusa pas moins, et même lui fit des promesses[6]. Malheureusement il mourut quelques mois après, et la Folle Journée resta sans protecteur[7].

Beaumarchais alors changea de tactique. Il boucla son manuscrit, et refusa de le rouvrir pour qui que ce fût. Il ne voulait pas, la bonne âme ! déplaire au roi, qui, lui avait-on dit, après avoir blâmé la pièce, en condamnait aussi les lectures. Il ne fit qu’une exception pour le grand-duc et la grande-duchesse de Russie, qui visitaient alors Paris[8]. Son succès fut des plus brillants[9]. Il s’en autorisa pour courir chez le garde des sceaux, qui refila de le voir, puis chez le lieutenant de police, qui le reçut, et auquel il demanda de nouveau très-nettement de laisser jouer sa pièce, en lui laissant entrevoir que la Russie pourrait bien prendre ce que proscrivait la France[10]. Quoique la réponse ne fût pas favorable, il n’envoya pas sa Folle Journée à Saint-Pétersbourg.

Qui fit-il alors ? il jeta des lambeaux de sa pièce en amorces, pour que, pris à l’appât, on la désirât tout entière. Il fit par exemple courir la romance du page, « sur un vieil air

  1. T. I. p. 529.
  2. V. plus haut dans la partie inédite, p. 737 sa lettre à M. de Breteuil.
  3. V., dans les Œuvres, la préface du Mariage.
  4. V. pour la façon dont lisait Beaumarchais, Arnault, Souvenirs d’un Sexagénaire, t. IV, p. 250 ; et Fortia de Piles, Quelques réflexions d’un homme du monde sur les spectacles, 1819, in-8, p. 3-4, note.
  5. Loménie, t. II, p 301.
  6. Mémoires secrets, t. XX, p. 152.
  7. Id., t. XXI, p. 186.
  8. V. plus haut, dans la partie inédite, son 'Adresse à M. Lenoir.
  9. Mémoires de la baronne d’Oberkirck, t. I. p. 223-224.
  10. Loménie, t. II, p. 301