Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/611

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Mais on voulait que je prisse en payement les assignats pour toute leur valeur identique, quelque perte qu’ils essuyassent à l’époque où l’on me payerait : alors il n’y avait pas moyen de courir un tel risque et de jouer un si gros jeu. Je me retirai donc, en disant au ministre que je reprenais ma parole, et mettrais par écrit tout cet historique entre aous, et que je le prierais de vouloir le signer, afin qu’il fût prouvé dans tous les temps que ce n’était point par faute de patriotisme de ma part si notre France était privée, et nos ennemis possesseurs, de cette immense partie d’armes.

— J’en suis d’autant plus désolé, lui dis-je, que ce marché manqué nous cause non-seulemeut une privation positive, mais aussi une relative : car ces fusils, monsieur, ne pouvant n’être pas vendus si vous ne les avez pas, et mon traité d’achat rompu, comme je vais le rompre, il faut que mon vendeur en traite avec nos ennemis, car il n’achète que pour vendre. En ce cas, c’est pour nous soixante mille armes de moins ; pour eux, soixante mille de plus : différence en perte pour nous, cent vingt mille fusils de soldats, sans ceux qu’on me fait espérer ; cela vaut bien la peine qu’on y regarde.

Je revins avec l’historique, que le ministre alors ne voulut point signer, en me disant que si je redoutais le peuple sur le seul soupçon de n’avoir pas mis autant de zèle que j’aurais pu à nous faire avoir ces fusils, à plus forte raison pouvait-on lui chercher querelle pour avoir laissé échapper un parti d’armes regardé comme un objet si important ; mais il eut l’honnêteté de me demander s’il n’y avait à ce traité d’autre obstacle que celui-là.

Monsieur, lui dis-je , si je le terminais, je me verrais forcé d’emprunter environ cinq cent mille francs en assignats, pour en tirer bien moins de cent mille écus en florins, dont j’ai encore besoin ici ; et comme c’est sur des contrats des trente têtes genevoises que je puis fonder cet emprunt, le seul enregistrement de la double expropriation (car je ne les veux qu’engager) me coûterait trente mille francs : opération qui, sous l’ancien régime, n’aurait coûté au plus que six cents livres.

D’ailleurs, si les bruits de guerre qui courent venaient à se réaliser, la condition purement commerciale d’un cautionnement exigé par le vendeur pouvant devenir une condition politique et fâcheuse, il en résulterait que je ne pourrais plus peut-être user du bénéfice du transit sous lequel ces fusils sont passés du Brahant en Hollande. Me trouvant alors obligé de les en faire sortir par la voie sourde du commerce, ils deviendraient soumis à un florin et demi de droits de sortie par fusil, comme marchandise du pays. Alors, au lieu de retrouver du bénéfice dans l’affaire, toutes choses d’ailleurs égales, il pourrait y avoir de la perte. Le miuistre me répondit :

Quant au prêt de cinq cent mille francs, donnez-nous vos coiilrafs. dit-il, ri r i - • 1 1 - uni- |r- aanccrons : le gouvernement t^ veut pas tirailler avec vous sur des li-ais. — Même il j mil la grâce d’ajouter : Si c’était pour moi que je traitasse, je vous trouverai- très-1 pour vous avancer sans dépôl : mais je traite pour la nation ; el comme je l’engage envers vous, il me faut <r> sûretés physiques. Et quant aux bruits de guerre, tous les fusils seront entrés bien avant qu’ils se réalisent ; ri puisque c’est M. de la Hogue qui va en Hollande pour terminer l’affaire des fusils, qu’il y mette du zèle et de l’activité. Il demande la décoration militaire comme récompense de ses ser ices passés : s’il conduit bien cette affaire majeure, à son retour il l’obtiendra ; et finissons au prix que je vins dis. à trente francs > n assignats. 11 ne peut arriver, d’aujourd’hui à deux ou trois mois, d’assez grands changements pour que leur prix varie beaucoup ; d’ailleurs, som >< m -..-mu* que nous né sommes pas injustes, et qnr nOUS tteiiii* grand !•< Soin d’armes. Qu’avais-jr à reprocher au ministredi Graves ? Un peu trop de timidité a travers toutes sortes de grâces. Je me rendis : j’espérais comme lui que les soixante mille fusils seraient en France avant le terme de deux mois, et qu’en allant très-vite on pouvait, prévenir 1rs risques, les balancer, même les atténuer.

Or, puisque je cédais à des convenanci qui n’étaient pas les miennes, 1rs gens sensés voient très-bien que je ne pouvais m’en tirer, diminuer, atténuer mes risques, qu’en allant vite comme au feu ; que c’était mon seulintèrèt. Et ceci me sert de réponse à tous 1rs étourneaux qui, n’entendant rien, jugeant tout, crient dans les bureaux, dans les places, que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ■ mpècher les armes d’arriver. <> monsieur Lecointre ! monsieur lecointre ! sur quels affreux mémoires avez-vous travaillé ?

Nous limes le traité, M. de (iraves et moi ; mais à l’instant de le signer il me prévint qu’il ne le pouvait plus, parce qu’on lui offrait pour vingt-huit francs assignats ces mêmes soixante mille lu -ils dont il me donnait trente francs. —Monsieur, je m’aperçois, lui dis-je, que vos bureaux sont bien instruits, et ceci n’est qu’un leurre pour faire manquer le traité ; mais il est un moyen aisé de vous en éclaircir. Au lieu de rompre cr traité pour en conclure un autre qui ne produirait rien, puisque, depuis nos derniers mots, les fusils sont à moi irrévocablement par cet acte devant notaire, passez les deux marchés, celui des bureaux et le mien ; mais soumettez les deux offrants à cinquante mille francs de dédit s’ils n’en tiennent pas les conditions. Vous sentez bien qu’il faut que l’un des deux y manque, car ces fusils ne peuvent être fournis par les deux vendeurs à la fois : vous gagnerez alors l’un de nos deux dédits, ou bien plutôt vous allez voir ces honnêtes gens fuir à votre offre,