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VIE DE BEAUMARCHAIS.

et l’envahit. Après une perquisition menaçante, dont on lira les détails dans une lettre de Beaumarchais à sa fille, qu’il avait par prudence fait partir pour le Havre avec sa mère, la foule se retira. Elle n’avait, nous l’avons dit plus haut, trouvé qu’un immense emmagasinement de son Voltaire à vendre.

La maison sauvée, on s’en prit au propriétaire, qui heureusement se sauva de même. Il fut arrêté le 23 août, et conduit à l’Abbaye[1], mais là, il sut si bien se démener dans sa geôle, réclamer, écrire[2], etc., que le procureur de la commune, Manuel, gagné par une femme de leurs amies, le fit mettre en liberté. Il sortit le 30 août. Trois jours après, les massacres commençaient dans les prisons ! « S’il est pendu, la corde cassera, » avait-on dit dans le temps de ses équipées les plus périlleuses. En échappant à l’effroyable danger de septembre, il donnait sérieusement raison à cette prophétie pour rire.

Bientôt, les fusils tardant toujours, il dut, sur l’ordre du ministre, partir pour la Hollande. Il passa par Londres, où un ami lui prêta l’argent qui lui manquait, 10,000 livres sterling environ ; et vers la fin de novembre il fut à la Haye. Il n’y arriva que pour apprendre qu’on l’avait dénoncé à la Convention. Qui ? le député Lecointre, chargé de l’examen de son marché, et qui tout d’abord n’avait voulu voir en lui que le dernier des misérables : « Un homme qui a réduit l’immoralité en principe et la scélératesse en système ! »

Il n’y a sous ces grosses phrases qu’un coup de spéculation : on croit l’affaire bonne, et l’on veut la lui reprendre, en l’écrasant. On le poursuivra, s’il faut, jusqu’à la Haye, où même, apprend-il encore, des gens seraient partis pour le faire disparaître ! Il ne les attend pas, il revient à Londres, et de là s’apprête à repartir en France pour se justifier à tous risques, lorsque l’ami qui lui a prêté les 10,000 livres sterling, ne se croyant plus assez sûr d’un créancier retombé aux griffes de la Convention, le retient. Il le fait précieusement enfermer dans la prison du ban de la Reine[3], par amitié, tant il a peur pour sa tête, et par prudence, tant il craint pour sa dette.

Pendant ce temps, on a séquestré la famille de Beaumarchais, et mis les scellés sur tout ce qu’il possède. Il écrit à Gudin pour avoir la somme qui pourra le libérer, et à la Convention pour qu’on ne le condamne pas sans l’entendre. Gudin lui envoie l’argent, la Convention lui accorde un sursis de deux mois[4]. Il paye, et part. À Paris, il fait imprimer son mémoire, les Six Époques, écrit dans sa prison, il le distribue partout, et voit bientôt son affaire prendre un tour meilleur. Il se trouve qu’on a réellement alors besoin chez nous de ses fusils. On veut à tout prix les avoir. Là dessus, ordre nouveau, nouvelle avance : 600,000 francs d’assignats qui ne valent pas alors 200,000 ; et, sans désemparer, nouveau départ pour Londres, où l’ami qui l’a si singulièrement obligé en l’emprisonnant s’est fait, pour tout sauvegarder, acquéreur fictif de la cargaison. Les Anglais la guettent, et pour l’avoir veulent tenir Beaumarchais à l’écart. Signification lui est donc faite par le ministre Bundas pour qu’il ait à partir sous trois jours, « l’Angleterre n’ayant pas d’asile pour lui. » Il répond que le lendemain matin il sera loin. Il part en effet, croyant qu’on ne persécute en lui que l’ancien ami de cette Amérique qu’il a tant aimée, et dont il a tant à se plaindre : « Les ressentiments politiques, écrit-il à un ami, poursuivent un homme après quinze ans ; et la reconnaissance de ceux que j’ai si bien servis n’a pas duré quinze semaines[5] ! »

Il va revenir en France, lorsqu’il apprend que, là aussi, il n’est plus qu’un proscrit. On

  1. Catalogue des autogr. vendus le 12 mars 1872, no 15.
  2. M. Duplessis possédait un Mémoire de lui du 28 août, daté de sa prison, qui dut par l’énergie de ses protestations contribuer beaucoup à le faire relâcher. V. Catalogue d’autographes, 1859, in-8, no 76.
  3. V. l’extrait d’une lettre de lui a madame Panckoucke du 25 janvier 1792, dans le Catalogue des autographes de M. Gauthier-Lachapelle, n° 107.
  4. Réimpression du Moniteur, t. XV, p. 412.
  5. Catalogue d’autographes du 16 février 1859, p. 8.