Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/751

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

veut donner, faute d’avoir pu l’exporter à temps avec avantage.

C’est ainsi qu’au Havre les fermiers ont ordonné le dépôt dans leurs magasins de tabacs arrivant d’Amérique, et que, voyant enfin qu’on ne voulait pas les céder à leur offre, ils ont signifié à l’armateur de les sortir sous quinze jours, sous prétexte qu’ils avaient besoin de leurs magasins ; mais en effet pour forcer le possesseur à les livrer à leur prix, par les difficultés, la gêne et le coût d’un pareil déplacement.

Surtout on ne peut lire tranquillement les objections de la ferme contre le transport du tabac demandé par MM. Baignoux et compagnie, de Bordeaux pour Marseille, par le canal ; et j’en suis d’autant plus affecté, que ces objections ont arraché contre le commerce un refus net à M. le directeur général des finances, qui avait consulté les fermiers du roi.

Je les ai sous les yeux, monsieur, vos objections. Comment une ordonnance faite il y a cent ans, et couverte cent fois ; comment un dispositif établi sur un commerce tranquille en temps de paix, en 1681, peuvent-ils être cités en 1779, et servir de réponse à des facilités demandées quand la mer est couverte de corsaires en pleine guerre, et lorsque les vaisseaux neutres n’offrent eux-mêmes aucune sûreté pour les transports ; quand enfin le tabac encombrés dans les magasins de Nantes et de Bordeaux n’en peuvent sortir par aucune voie extérieure ? N’est-il pas clair que le fermier n’obstrue ainsi tous les débouchés internes que pour forcer le négociant de lui livrer le tabac à bas prix, par l’impossibilité de le porter ailleurs ?

Et la Ferme générale ose avancer, dans son mémoire à M. Necker, que le transport de Bordeaux à Marseille par le canal de Languedoc n’est d’aucun avantage au commerce, quand toutes les autres voies sont fermées ! Est-il rien de plus insidieux, de plus dérisoire, que d’invoquer le prétendu système de la balance générale de l’avantage de chacun des ports de la France, à l’instant où la guerre et ses effets accumulent vicieusement les tabacs dans les ports de l’Océan, sans qu’ils en puissent sortir, et où ceux de la Méditerranée, qui, par leur position, en sont absolument privés, n’en peuvent envoyer aucun en Italie ? N’est-ce pas ajouter l’ironie à la ruine, que d’accabler d’empêchements réels le port surchargé de tabacs, sous le prétexte vain de favoriser celui qui n’en a point, et ne peut s’en procurer en ce moment ? Et n’est-ce pas surtout se jouer de la confiance que le directeur général des finances montre à la ferme en la consultant, que d’abuser d’une déclaration du roi du siècle passé, faite sur un commerce paisible et en vigueur ; de la rapporter à ces temps difficiles, aux commencements d’un commerce ruineux, d’une guerre écrasante ; et d’étouffer ainsi dans sa naissance l’émulation des négociants français, que le gouvernement a tant d’intérêt et de désir d’augmenter ?

Qui ne connaîtrait pas les précautions multipliées du code fermier contre la fraude, et l’armée de commis que la ferme soudoie, pourrait croire en effet qu’il est difficile à cette compagnie d’empêcher des versements dans les passages intérieurs d’un port à l’autre. Mais, je l’avoue avec douleur, à la lecture du mémoire envoyé à M. Necker par la ferme générale, sur la demande des sieurs Baignoux de Bordeaux, pour le transport des tabacs par le canal ; à ces insinuations d’un contrat avec l’ennemi, semées sourdement dans un lieu, désavouées dans un autre ; à ce plan constamment suivi de détruire le tabac en France et d’en aller acheter en Amérique, quand notre sol en pourrait fournir abondamment, puis de préférer le tabac d’Europe à l’instant où l’intérêt de l’État commence à exiger faveur pour celui d’Amérique :  ; à toutes les ruses que je vois employer dans nos ports pour décourager le commerce et nuire à la vente, au transport de ces tabacs, seul retour qu’on puisse apporter du continent ; à l’examen de cette foule d’avantages secrets si savamment combinés par la ferme, et qu’elle a su tirer des édits ou déclarations de 1681, de 1721, de 1730, de 1749, etc., dans la seule partie du tabac ; en les rapprochant surtout de ses procédés actuels avec les négociants, il est démontré pour moi qu’un bail de six ans est le plus dévorant ennemi d’un règne de cent ans dans ce royaume, et qu’à moins d’un nouvel ordre ou dans la ferme, ou dans les spéculations d’outre-mer, la France, après avoir fait une guerre ruineuse, recueillera nul fruit de son système actuel, perdra l’Amérique, que son commerce pouvait seul conquérir, et verra l’Angleterre, son éternelle ennemie, se relever bientôt de ses pertes, et reprendre sur nous tous ses avantages, par cela seul que l’intérêt de la ferme générale en France est toujours contraire à celui de l’État.

Il est temps de me résumer.

J’ai donc l’honneur, monsieur ou messieurs (car je désire que ma lettre soit lue au comité de la ferme générale), j’ai donc l’honneur de vous réitérer ma demande au nom de tous les armateurs, ou de nous traiter honorablement sur le prix des tabacs, et fraternellement sur les facilités du transport, que l’intérêt de l’État et le nôtre exigent, ou de soumettre au jugement des sages qui gouvernent l’État nos différentes assertions appuyées de preuves ; moi sur les gains et procédés de la ferme, et vous sur les gains et prétentions du commerce.

Ceci n’étant point une querelle de particuliers seulement individuelle, mais une question devenue nationale, et d’une importance extrême, à cause des suites, j’ai cru devoir travailler sans relâche à composer un mémoire instructif en forme de requête, que je me propose de présenter