Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/794

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Mesurant ensuite avec attention l’éloignement qui se trouve entre le haut de ce manteau, par derrière, et les plis ou froissement horizontal formé vers le bas de la taille par l’effort du manteau, quand la personne le serre à la française pour animer sa stature, et qu’elle fait froncer toute la partie supérieure aux hanches, pendant que l’inférieure, garnie de dentelle, tombe et frotte avec mollesse sur une croupe arrondie et fortement prononcée, il n’y a pas un seul amateur qui n’eût décidé, comme je l’ai fait, que, le buste étant très-élancé, la personne est grande et bien faite. Cela parle tout seul, on voit ici le nu sous la draperie.

Supposez encore, monsieur l’Éditeur, qu’en examinant le corps du manteau vous eussiez trouvé sur le taffetas noir l’impression d’un très-joli petit soulier, marqué en gris de poussière, n’auriez-vous pas réfléchi que si quelque autre femme eût marché sur le manteau depuis sa chute, elle m’eût certainement privé du plaisir de le ramasser ? Alors il ne vous eût plus été possible de douter que cette impression ne vînt du joli soulier de la personne même qui avait perdu le manteau. Donc, auriez-vous dit, si son soulier est très-petit, son joli pied l’est bien davantage. Il n’y a nul mérite à moi de l’avoir reconnu ; le moindre observateur, un enfant, trouverait ces choses-là.

Mais cette impression, faite en passant, et sans même avoir été sentie, annonce, outre une extrême vivacité de marche, une forte préoccupation d’esprit, dont les personnes graves, froides ou âgées sont peu susceptibles : d’où j’ai conclu très-simplement que ma charmante blonde est dans la fleur de l’âge, bien vive, et distraite en proportion. N’eussiez-vous pas pensé de même, monsieur l’Éditeur ? je vous le demande, et ne veux point abonder dans mon sens.

Enfin, réfléchissant que la place où j’ai trouvé son manteau conduisait à l’endroit où la danse commençait à s’échauffer, j’ai jugé que cette personne aimait beaucoup cet amusement, puisque cet attrait seul avait pu lui faire oublier son manteau, qu’elle foulait aux pieds. Il n’y avait pas moyen, je crois, de conclure autrement ; et, quoique Français, je m’en rapporte à tous les honnêtes gens d’Angleterre.

Et quand je me suis rappelé le lendemain que, dans une place où il passait autant de monde, j’avais ramassé librement ce manteau (ce qui prouve assez qu’il tombait à l’instant même), sans que j’eusse pu découvrir celle qui venait de le perdre (ce qui dénote aussi qu’elle était déjà bien loin), je me suis dit : Assurément cette jeune personne est la plus alerte beauté d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande ; et si je n’y joins pas l’Amérique, c’est que depuis quelque temps on est devenu diablement alerte dans ce pays-là.

En poussant plus loin mes recherches, peut-être aurais-je appris, dans son manteau, quelle est sa noblesse et sa qualité ; mais quand on a reconnu d’une femme qu’elle est jeune et belle, ne sait-on pas d’elle à peu près tout ce qu’on veut en savoir ? Du moins en usait-on ainsi de mon temps dans quelques bonnes villes de France, et même dans quelques villages, comme Marly, Versailles, etc.

Ne soyez donc plus surpris, monsieur l’Éditeur, qu’un Français qui, toute sa vie, a fait une étude philosophique e1 particulière du beau sexe, ait découvert, au seul aspect du manteau d’une dame, et sans l’avoir jamais vue, que la belle blonde aux plumes roses qui l’a perdu joint à tout l’éclat de Vénus le cou dégagé des nymphes, la taille des Grâces et la jeunesse d’Hébé ; qu’elle est vive, distraite, et qu’elle aime à danser au point d’oublier tout pour y courir, sur le petit pied de Cendrillon, avec toute la légèreté d’Atalante.

Et soyez encore moins étonné si, rempli toute la nuit des sentiments que tant de grâces n’ont pu manquer de m’inspirer, je lui ai fait à mon réveil ces petits vers innocents, auxquels son manteau, votre feuille et vos bontés, monsieur l’Éditeur, serviront de passe-port :

Ô vous que je n’ai jamais vue,
Que je ne connais point du tout,
Mais que je crois, par avant-goût,
D’attraits abondamment pourvue !
Hier, quand vous vous échappiez
Parmi tant de belles en armes,
Je sentis tomber à mes pieds
Le manteau qui couvrait vos charmes,
À l’instant cet espoir secret
Qui nous saisit et nous chatouille
Quand nous tenons un bel objet
Me fit mieux sentir le regret
De n’en tenir que la dépouille.
Je voudrais vous la reporter ;
Mais examinons s’il est sage
À moi de m’en laisser tenter.
Si l’Amour me guette au passage,
Le sort ne m’aura donc jeté
Dans un pays de liberté
Que pour y trouver l’esclavage !
Peut-être aussi, pour mon malheur,
Un époux, un amant, que sais-je ?
A-t-il déjà le privilége
De sentir battre votre cœur ;
Et, pour prix de ma fantaisie,
Loin que le charme de vous voir
Fit naître en moi le moindre espoir,
J’expirerais de jalousie !
Il vaut donc mieux, belle inconnue.
Ne pas chercher dans votre vue
Le hasard d’un tourment nouveau.
À votre amant soyez fidèle :
Mais plus son sort me paraît beau,
Plus je vous crois sensible et belle,
Moins je veux garder le manteau.

En rendant ce manteau-là, permettez, monsieur