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JEAN BÊTE À LA FOIRE, SCÈNE V.

Chez nous bientôt grande affluence,
Les places n’étant qu’à six francs ;
il fallait voir toute la ville
Inonder notre domicile ;
Aussi, Messieurs, à ce prix-là
Notre jeu jamais n’étrenna.

GILLES.

Eh ! qu’eu pitié ! fichu misère.

JEAN BÊTE.

Le pays, à mon savoir-faire,
N’étant pas autrement prospère,
D’autant moins que l’hôte, un vrai fat,
Voulait d’argent, non d’opiat ;
Je fis mes tours de telle sorte
Que, par un insigne bonheur,
Le grand-duc il ma fit honneur
De m’envoyer une cohorte
Qui nous mit en delà la porte.
France, tu nous vis à ton tour,
Sans cela tu fusses jalouse ;
À Marseille, galant séjour,
À Bordeaux, Messieurs, à Toulouse,
En modérant, de jour en jour,
De trente sous la place à douze,
Grâce à la générosité
Du Français curieux, avide
En tout genre de nouveauté,
Notre spectacle tant vanté
N’a jamais désempli de vide.

GILLES.

Pargué ! v’là qu’est ben débuté,
C’métier-là doit ben faire envie !

JEAN BÊTE.
Ainsi, malgré les envieux,
À Vienne, en France, en Italie,
Nous avons reçu dans tous lieux
Les honneurs de l’ignominie.
Après avoir charmé la cour,
Messieurs, le peuple aura son tour.
Ce pauvre peuple, il me fait peine,
Il n’a qu’un jour en sa semaine
Pour son chétif amusement.
De plus, il a fort peu d’argent :
Je veux donc lui faire la grâce
De m’établir dans cette place ;
Est-ce dix sous ? huit sous ? six sous ?
Que pour ce beau jeu l’on exige ?
C’est bien peu pour un tel prodige.
Quoi ! cinq sous ? quatre sous ? trois sous ?
Non, Messieurs, point d’impatience,
Des places, vous en aurez tous ;
En faveur du peuple de France
Je mets le parterre à deux sous ;
Profitez de la circonstance.
Si quelqu’un, Messieurs, parmi vous,
Manque de fonds, j’ai la ressource :
Du voisin qu’il tire la bourse.

GILLES.

Z’y n’l'entend pas mal, Guilleri,
Pour nous fair’ mettre au pilori.

JEAN BÈTE.

Pour commencer, sautez, Florine ;
Sur vous j’ai fondé ma cuisine.
En attendant de plus beaux tours,
Messieurs, voyez, danser mon ours.

(Gilles et Cassandre sortent.)


SCÈNE V


JEAN BÊTE, ARLEQUIN en ours, ISABELLE.

ISABELLE. Ah ! sainte Jérusalem ! c’est mon cher z’amant.

JEAN BÈTE. Pardon ! charmante Zirzabelle, si j’ai fiché le tour à monsieur votre père et à Gilles ; c’est pour à cette fin de les renvoyer sains et saufs, et que nous puissions parler un moment de notre flamme à la face des oiseaux du ciel et de la terre.

ISABELLE. Personnage aimable, redressez-vous.

JEAN BÈTE. Vous savez que le don de mon cœur vous est dû z’à plus d’un titre ; permettez-moi de vous le faire encore une fois à genoux, et de vous le renouveler mille fois.

ISABELLE. Je le veux ben ; mais, si vous connaissiez mes pi ines, elles sont bien différentes de ma personne, car je vous en cache plus de la moitié.

JEAN BÈTE. Non. ne me cachez rien, je veux tout voir, je veux tout savoir.

ISABELLE. J’ai l’eu beau dire à mon ch’ père que le destin me destine à filer ma destinée /.’avec vous, que je n’ai pu défendre mon cœur, que vous me l’avez pris ; z’il prétend qu’avec, le même entregent beaucoup d’autres peuvent me le prendre aussi ; ce qui me console, c’est que z’on ne me mariera pas sans que je dise : oui. Mon cher père fera tout comme il l’entendra, ça m’est indubitable ; maïs z’en fait de mariage {en déclamant] : Quand je devrais m’en repentir, «amais autre ipie vous n’aura mon consentir

JEAN BÈTE. Ah ! charmante Zirzabelle !

ISABELLE. Monsieur Jean Bêle, ce que vous allez me répondre est plein d’esprit : mais quoique vous me fassiez grand plaisir, retirez-vous, retirez-vous, pour Dieu ! retirez-vous. Mon père est colérique et rusé ; s’il revenait z’avec Gilles, quelque chemin que vous prissiez, z’ils vous le couperaient tout net. Qu’est-ce que je deviendrais ? vous m’alarmez, vous me déchirez les entrailles ! retirez-vous, retirez-vous, pour Dieu ! retirez-vous