Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/875

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Vous avez beaucoup trop d’esprit : voilà mon sentiment et celui de mes amis. Votre style original, comme votre langage, votre grand caractère nous a tous enchantés. Quelques-uns même, plus gaillards les uns que les autres, brûlaient d’en connaître l’auteur ; mais je me suis contenté de jouir de leurs éloges, de leur admiration, sans compromettre votre secret. Maintenant, belle impérieuse, que voulez-vous faire de moi ? Premièrement, je ne veux plus vous voir ; vous êtes une incendiaire ; et, soit que vous brûliez ou non, vous mettez le feu partout ; hier, en vous quittant, il me semblait sur moi qu’il eût plu de la braise. Mes pauvres lèvres, ah ! dieux ! pour avoir seulement essayé de presser les vôtres, étaient ardentes comme si elles étaient dévorées du feu de la lièvre. Qu’avais-je besoin de voir tant de charmes ? Qu’avais-je besoin de voir votre jambe attachée au genou le mieux fait ? et ce pied, si petit, si furtif, qu’on le mettrait dans sa bouche… ? Non… non, je ne veux plus vous voir, je ne veux plus que votre haleine mette le feu dans ma poitrine. Je suis heureux, froid, tranquille. Que m’offririez-vous ? des plaisirs ? Je n’en veux plus de cette espèce. J’ai renoncé à votre sexe, il ne sera plus rien pour moi. Parlons raison si nous pouvons. Je sais votre affaire comme vous ; mais à quoi puis-je vous servir ? Qu’entendez-vous faire pour votre époux ? vous me l’expliquerez sans doute : soyez franche et nette avec moi. J’ai vu la beauté, j’ai lu, entendu l’esprit, voyons le cœur à découvert ; plus de séances bec à bec ; je deviendrais fou ; tous mes plans de sagesse se briseraient contre tant d’attraits ; et ma coquette, en se mirant, chercherait encore à se donner quelques charmes de plus ; son petit parler sec et brusque essayerait de nouveaux propos capables d’enchanter l’oreille ; et moi, suspendu comme une mouche à tous ces filets d’Arachné, je laisserais sucer, dessécher ma substance, égarer ma raison, soulever mes sens presque éteints ; et cette femme en miniature, avec ses idées de vingt pieds, ferait sa poupée de mon cœur. Non… non… arrêtons-nous, il en est temps ; mandez-moi ce que vous pensez, sentez, voulez, exigez de moi ; je suis votre conseil, votre respectueux admirateur, pas encore votre ami ; Dieu me préserve de vos charmes !

P. Caron Beaumarchais

III.

J’ai tout lu, Madame, et cela va fort bien ; vous êtes ce que vous devez être : noblement infortunée et fière au sein de l’infortune. Votre sollicitude pour le sort de madame votre mère honore votre cœur ; vous serez une bonne amie, puisque vous êtes une bonne fille ; il ne faut plus que vous tranquilliser. Je vous remercie de m’avoir assez estimé pour croire que de si beaux motifs, une position si cruelle devaient m’émouvoir. Si belle, si jolie, si jeune encore, et vous êtes pauvre ! Ah ! oui, vous êtes une honnête femme ; il ne faut plus que vous tranquilliser. Envoyez vite un secours à votre mère, et que cela passe avant tout. Payez sans retard chez vous, afin que vous soyez placée dignement : les autres peuvent attendre un peu ; prenez des termes et faites-m’en part ; je ferai en sorte que vous ne restiez pas en arrière. En me donnant mes coudées franches, je pourrai vous prêter assez pour remplir ces premiers vides. J’ai connu, mon enfant, l’infortune et ses suites, et sais qu’il en coûte à une âme fière pour solliciter de l’appui. Dieu merci ! vous n’êtes plus dans ce cas. Tant que j’en aurai vous ne manquerez pas, et votre sort est désormais en sûreté. Je vous apprendrai deux bonnes choses : à vous passer de tout ce qui vous manque, et à jouir modestement de ce que vous aurez. Comment s’appelle votre frère ? Je suppose qu’il a quitté son nom en entrant dans les Aides. Je tâcherai de travailler pour lui ; mais moi, pauvre, je suis bien mal avec la Ferme générale ! Défenseur perpétuel des droits du commerce de France contre tous les abus du fisc, défenseur de la justice et de l’humanité contre toutes les autorités ministérielles, on me redoute, on me maudit, pendant que dans les ports chacun me préconise. En général, il n’est point de milieu pour moi ; partout je suis, sans le vouloir, ou le bœuf gras ou le loup gris. N’importe, envoyez-moi le nom sous lequel votre frère est employé dans la régie, je ferai ce que je pourrai, sinon par moi, par mes amis : j’en ai fort peu, ils deviendront les vôtres. Ne parlez de moi à personne, jusqu’à ce que vous soyez bien instruite de la terrible enveloppe dans laquelle je vis. Le peu que je fais pour vous, charmante et digne femme, serait envié, jalousé, vous ferait exécrer par mille gens qui se croient des droits sur mes soins, mais qui sont à mille lieues de moi.

Fermons ce tiroir et ouvrons l’autre, car tout doit marcher à la fois. Vous m’avez dit tous vos secrets, sachez une partie des miens. Vous me demandez mon amitié ; mais il est trop tard, chère enfant, pour que je vous accorde une chose si simple. Malheureuse femme, je vous aime, et d’une façon qui m’étonne moi-même ! Je sens ce que je n’ai jamais senti ! Êtes-vous donc plus belle, plus spirituelle que tout ce que j’ai vu jusqu’à ce jour ?

Vous êtes une femme étonnante, je vous adore ; pourtant ne vous effrayez pas. Cela ne vous engage à rien, et cet amour, peut-être nouveau dans mon cœur, n’aura rien de commun avec nos relations sévères. Je voudrais pour beaucoup pouvoir oublier notre entrevue, vous restituer tout ce qui s’y passa, surtout en perdre la mémoire. Comment tenir une jolie femme sans rendre hommage à sa beauté ? Je ne voulais que vous prouver qu’on ne vous voit pas impunément ; mais ce doux badinage, sans conséquence avec une femme ordinaire, a laissé des traces profondes que ni vous ni moi ne