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LE SECRET DE L’ORPHELINE

se s’aggrave à mesure qu’elle approche du but.

Il est fort possible que Mme Favreau soit absente ; alors, quel soulagement ! Soulagement momentané puisqu’alors la partie serait à reprendre. Sans doute ne ménagerait-elle pas l’expression de son mécontentement et combien sera-t-elle dans son droit. Depuis ce soir où, toute joyeuse, Georgine lui rendait sa première visite, l’embrassant et l’appelant à plein cœur sa chère marraine, elle n’avait plus reparu, chez elle. Certes, les remords ne lui manquaient pas, car elle savait mieux que quiconque combien était dépouillée la vie de la malheureuse femme. Mais sa rancune fortifiant sa résolution de briser avec tout ce qui lui rappellerait son heureux passé, elle n’était plus retournée Boulevard Crémazie.

Aussi, le sacrifice était-il énorme pour elle de forfaire si tôt à ses résolutions.

Et puis, elle se demande comment elle s’y prendra pour n’en pas trop dire et parvenir quand même au but. Car il faut qu’elle sache. Elle ne peut plus rester dans cette incertitude qui la tue.

Voici que le tramway oblique. N’est-ce pas la rue Isabeau qu’il va prendre ? Et Georgine qui ne parvient pas à coordonner son plan d’action…

— Boulevard Crémazie, annonce le contrôleur. Changez de char pour le Sault.

Il faut donc descendre. À pas lents, la gorge un peu sèche et sa volonté se réveillant soudain, en un sursaut, Georgine se dirige vers le logis qu’elle reconnaît sans peine. Trouvera-t-elle, au moins, celle qui lui est malheureusement indispensable ?

Mme Favreau était bien chez elle. Elle veillait, solitaire, et pour tromper la monotonie des heures, elle se tricotait des bas. Le coup de sonnette de Georgine vint l’arracher à son occupation.

De son pas lourd, elle se rendit à la porte et lorsque sa silhouette massive apparut à la jeune fille, celle-ci retrouva sans effort sa grâce enjôleuse et espiègle d’avant la crise.

— Marraine, s’écriait-elle en jetant ses bras autour du cou de Mme Favreau, vous n’avez pas peur des revenants, au moins ?

— Vous pouvez bien parler de revenants.

Le ton était plutôt amer. Dans son trouble, Mme Favreau ne trouvait d’ailleurs rien de mieux adapté aux circonstances que d’agiter sa main devant sa figure.

— Votre santé est bonne, marraine ? reprenait Georgine de plus en plus aimable.

— Oh ! moi ça ne compte pas, mais vous ? Il me semble que vous avez pâli. Votre visage est changé. Auriez-vous été malade ?

— Que c’est ennuyeux ! s’exclama en elle-même l’arrivante. Ces vieilles femmes solitaires voient tout. Et, tout haut :

— Je me porte bien, en dépit des apparences, assura-t-elle. Mais il est vrai que je me suis surmenée, ces derniers temps. J’ai changé de position ; vous l’avez su, sans doute ?

— Comment l’aurais-je su, puisque vous n’êtes pas revenue ici ?

Ce reproche résigné qui était bien plutôt une plainte aggrava les remords dont Georgine se tourmentait déjà.

— Mais, marraine, se défendit-elle toutefois, sur un ton enjoué, c’était à vous de venir puisque je vous avais déjà rendu une longue visite. Je suis bien bonne, ajouta-t-elle, en riant tout à fait, de me déplacer de nouveau quand vous n’avez pas fait vous-même un seul pas pour me revoir.

— Vous savez bien que je ne sors pour ainsi dire jamais.

Tout en parlant, Mme Favreau guidait sa visiteuse vers le salon. Georgine avait garde de protester. Cette pièce qui donnait sur la rue étant précisément celle qu’elle avait choisie comme poste d’observation.

— Vous allez dire que ce n’est pas de mes affaires, fit Mme Favreau qui renforça cette excuse obligée d’un sourire, mais je trouve curieux que vous ayez laissé votre position. Vous paraissiez si bien vous y plaire…

— Marraine, reprit Georgine, je vais tout vous conter. Cela tient d’ailleurs en peu de mots. Mais il faut que vous m’accordiez deux faveurs : en premier lieu, je vous demanderai de ne pas faire de lumière, ici ; nous y voyons suffisamment et cela me reposera les yeux, car je m’en suis beaucoup servie, aujourd’hui ; ensuite, il faudra me dire que vous me pardonnez de vous avoir négligée si longtemps. J’ai eu toutes sortes de tracas, toutes sortes d’ennuis, depuis que je vous ai vue ; en changeant de position, je me suis trouvée à bouleverser toutes mes habitudes.