Page:Beauvoir - Les mystères de l’île Saint-Louis, tome1.djvu/244

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
237
LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

sonder le motif sans m’offenser. J’aimais Mariette, je l’aime encore, il est vrai ; mais la fille adoptive de maître Philippe…

— La fille adoptive de votre père ! Oui, je comprend, reprit Pompeo avec une amère ironie… Oh ! vous ne pouvez l’épouser et combler ainsi le vœu de son cœur. Mais si elle n’était point orpheline, répondez-moi ; si l’humble fille que vous repoussez…

— Épargnez-vous, monsieur, une peine inutile, se hâta d’objecter Charles ; vous allez sans doute me dérouler un de ces romans à la mode du jour, vous allez me dire…

— Rassurez-vous. Je vous dirai seulement, monsieur : Vous n’avez jamais aimé ! Ce cœur que vous portez sous vos dentelles d’emprunt n’est qu’un morne et triste cœur. Il m’est trop prouvé maintenant que c’est un tombeau ; tombeau lourd et froid, où vous avez enfoui vos plus belles années d’amour, où vous donnez asile à l’ambition, à l’envie ! Mais vous ne connaissez donc pas le bonheur d’un amour pur ? vous avez donc oublié cette union de deux cœurs qui n’ont pour témoins que la solitude et le silence ? Quel délire criminel serait jamais comparable à cette extase chaste et sainte ! quel commerce vaudrait la senteur d’un premier aveu ! Oui, sans doute, en Italie, dans un de ces palais enchantés où l’œil ne rencontre que des merveilles, vous avez dû voir de ces femmes aux voix de sirènes, dont la parole seule est une musique, dont le visage enflamme les peintres, créatures heureuses que tout pousse vers le plaisir. Leurs épaules le disputent au marbre des colonnades, leur front se baigne à Venise dans les brises du golfe de l’Adriatique, le soleil d’Italie épanche ses rayons sur leur poitrine, les songes embaumés descendent sur les citronniers de leurs jardins. Elles ont dû vous plaire, au milieu de la vapeur de l’encens ou des cascatelles, comme autant de fées descendues pour vous séduire ; leurs villas illuminées vous ont reçu, vous les avez aimées, puis oubliées, n’est-ce pas ? Comparez un instant cette frénésie d’un jour, ces nuits