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LE MAJOR PIPE ET SON PÈRE

complet ! C’est une vision gigantesque, qui tient de la féerie ; de la réalité qui a encore la magie du rêve ; le passage de l’un à l’autre ; on assiste à une immense création ; on voit naître une flotte.

Et ce n’est encore qu’un fantôme de flotte, une énorme matière en train de prendre forme, des squelettes qui deviendront des navires, mais l’armature y est déjà si précise qu’on a l’illusion que, sous les yeux, tout prend corps, que les carènes se modèlent, que les mâts se dressent, que toutes les carcasses deviennent des êtres, — ces êtres vivants que sont les bateaux.

Car un bateau vit dès qu’on le commence. Il n’est d’abord qu’une idée de bateau : un moule figure sa coque ; mais cela seul fait songer au grand balancement des navigations. Il est à sec, rivé au sol : on le voit dans l’eau déjà flottant. Il est rude et de bois lourd : il paraît accompli et léger. tout de suite il y a dans un bateau naissant comme un désir aventureux d’échapper à la terre. Il ne repose que sur sa quille et des étais ; et l’on sent que son destin est dans le hasard des flots liquides et des vents ailés. Alors, d’avance, on lui donne sa tendresse : les yeux émerveillés l’achèvent ; on devine un navire au lieu d’en