Page:Beowulf et les premiers fragments épiques anglo-saxons, trad. Thomas, 1919.djvu/27

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par moments, semble y constituer une entité bien distincte. Quand l’auteur dit du roi Hygelac, au vers 1205 : « Wyrd l’enleva » ou des vassaux danois, au vers 477 : « Wyrd les a enlevés dans l’assaut terrible de Grendel », ou que Beowulf mourant s'écrie, aux vers 2814-15 : « Wyrd a emporté tous mes parents vers le sort décrété par là Divinité », il est infiniment probable que nous avons affaire à une conception remontant au paganisme. C’est ce que fait apparaître encore mieux le passage suivant : « Wyrd était… près, qui devait aborder le vieillard, aller trouver le trésor accumulé de l’âme, séparer du corps la vie » (id., v. 2420-2423), où l’image d’une déesse présente et active vient naturellement à l’esprit du lecteur, et cet autre : « il devra advenir de nous au rempart, comme Wyrd le décidera pour nous, le sort de chaque homme » (id., v. 2526-2527), où « sort » traduit le mot metod, ailleurs réservé à Dieu Lui-même. Mais cette antique personnification prend parfois une teinte chrétienne et se transforme insensiblement en Divine Providence, en quelque chose qui rappelle la Hagia Sophia des Byzantins, quand le poète remarque, à propos du roi géate : « s’il… devait… remporter renom à la bataille, comme la Destinée ne le lui attribua pas » (id., v. 2573-2575). Ou bien encore il subordonne nettement le vieux Fatum au Créateur, en disant « la Destinée les a enlevés dans l’assaut terrible de Grendel. Mais sans peine Dieu peut arrêter dans ses méfaits ce meurtrier insensé » (id., v. 477-479) et en déclarant que le monstre aurait fait bien plus de victimes, « si le Dieu sage et l’humeur courageuse de cet homme n’avaient écarté la destinée » (id., v. 1056-1057). Et par un phénomène connexe mais inverse, certains détails de l’Histoire Sainte se prêtent dans l’épopée à une interprétation païenne. Tel est le cas lorsque le scop attribue à Grendel et à sa mère une généalogie légendaire. D’après lui, ils seraient les descendants de Caïn (id., v. 1258-1265) et se rattacheraient à la race des géants nés, suivant le chapitre 6 de la Genèse, du commerce entre les fils de Dieu et les filles des hommes (id., v. 102-110). Nous assistons ici à la formation d’une fable nouvelle où les données de la Bible se greffent sur celles que fournissaient les vieilles croyances germaniques. Les commentateurs juifs et latins des textes sacrés ont pu contribuer à ces étranges notions. Mais il n’en reste pas moins vraisemblable qu’elles continuent certaines traditions ancestrales dont la persistance a favorisé l’éclosion de mythes d’apparence chrétienne.

Au reste, à cette époque lointaine où la doctrine du Christ vient à peine d’atteindre la côte occidentale de l’Angleterre, et notamment le royaume de Mercie qu’elle met longtemps à conquérir, on ne saurait s’étonner qu’elle apparaisse chez les premiers ménestrels avec un caractère équivoque et indécis. À ne considérer que les passages déjà signalés du Beowulf, le rédacteur qui les a introduits ne devait posséder que des notions bien imparfaites au sujet des dogmes de l’Église. Le christianisme y est à ce point atténué et