Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/100

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la manière et mon austérité accrédita ma compétence. On me crut enfin sexagénaire.

Le salon fini et les vacances venues, Carlotta Grisi nous emmena à Genève où nous retrouvâmes le jeune ménage.

Au confluent écumeux de l’Arve et du Rhône, face au mont Salève, cher à Topffer, la villa Saint-Jean s’étalait sur une terrasse splendide, boisée royalement de marronniers, d’où l’on voyait la vieille ville de Calvin, tortueuse et lépreuse, se refléter dans le lac Léman. On y accédait par une montée très rude que bordaient des cabarets à tonnelles où les mômiers venaient le dimanche jouer aux boules. Mais le reste de la semaine le faubourg était une solitude et s’offrait de lui-même à l’art des maraudeurs, de telle sorte que, dès le seuil de l’habitacle, on était reçu par deux portiers en liberté avec lesquels il était prudent de lier d’abord connaissance. C’était un couple de chiens du Saint-Bernard, d’une taille et d’une musculature intimidantes, et auxquels une perruque naturelle de lion imprimait un caractère louis-quatorzien du grand siècle. Doucement, et comme en souriant, ils vous happaient l’un ou l’autre des poignets et vous conduisaient ainsi aux antichambres où l’on vous identifiait, et à défaut de bon aloi, ils vous ramenaient, sans desserrer les dents, à l’issue. Je n’ai rien vu d’aussi poli que ces deux formidables huissiers d’huis. Un jour, sur un coup de sonnette, ils vinrent de la façon que j’ai dit, présenter à l’hôtesse un visiteur dont ils étaient les seuls à ignorer la célébrité universelle. Ce n’était rien moins que Henri Rochefort.