Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/105

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seuses une force musculaire des jarrets qui, en Carlotta Grisi, allait jusqu’à l’athlétisme. À soixante ans encore elle aurait pu d’un jeté battu, assommer un homme, et, par hygiène, elle était obligée à une marche quotidienne, soit en ville, soit autour de la terrasse de Saint-Jean, où les meilleurs mollets lui rendaient l’étape. Elle se vantait en riant d’être encore capable du bond prodigieux qu’elle avait exécuté en 1843, dans le ballet : La Péri, où elle traversait d’un vol, en l’air, toute la scène de l’Opéra.

En dépit de son auréole de filigrane argenté et sur la foi de sa tournure alerte, elle était fréquemment suivie dans les rues et s’amusait follement de ses « amateurs. » — Ils me croient poudrée, disait-elle. — Elle mettait sa dernière coquetterie à les passer par l’épreuve de l’une de ses déambulations d’Atalante qu’interrompaient à peine des visites à tous les magasins de modes, de couture ou de lingerie. Elle y faisait, pour le plaisir, à corbeilles pleines, les emplettes les plus inutiles, où la ballerine perçait sous la bourgeoise et chantait encore à sa vie de déesse. Rien n’était plus drôle que sa rentrée, le matin, de Genève, avec une douzaine de petits paquets dansant au bout de leur ficelle rose. La plupart du temps elle était escortée d’un garçon livreur, ou « cormoran », comme on appelle là-bas les commissionnaires, chargé de boîtes, dont les deux molosses l’allégeaient, dès le seuil, avec les crics de leurs crocs.

Trois fois sur quatre elle oubliait de vérifier ses acquisitions, et même d’ouvrir les boîtes, et les greniers de la villa engrangeaient cette provende alibabesque de thésauriseuse distraite. Ce que nous trouvâmes de pelotons de laines multicolores, à son