Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/121

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et souriant, il me donnait l’illusion du Béarnais à table avec Sully entre les fioles de Jurançon. Il régnait à Croissy, ce jour-là, une température de Sahara, et je mourais de soif depuis mon arrivée.

Or, deux services s’étaient déjà succédé sans que j’osasse non seulement me servir à boire, mais offrir à ma voisine vin de bouteille ou eau de carafe, et le verre de Mme Victor Augier demeurait absurdement vide devant elle.

— Est-ce que vous ne buvez pas à vos repas, m’avait jeté le maître à travers la table ?

— Non, balbutiai-je, rouge jusqu’aux oreilles. Une anxiété effroyable me tenaillait. Explique qui pourra ce phénomène aberrant, je me demandais s’il était bien élevé, à mon âge, d’offrir à boire à une vieille dame ? La fièvre dite du désert doit déterminer de pareils vertiges d’aliénation mentale.

Les timides seuls, vous dis-je, savent jusqu’où la crainte de la gaffe peut entraîner un malade de ce mal stupide. J’en avais la racine des cheveux trempée. L’oncle interrogeait des yeux le neveu et semblait le rendre responsable de l’incorrection d’un tel camarade. Mais je tenais bon. J’avais observé que, par son voisin de gauche, le demi-sapeur, la mère du poète était réduite à la même abstinence. Ce que fait un Meissonier, qui est de l’Institut et qui a l’habitude des cours, un débutant doit aveuglément le faire. Il est avéré par son exemple, qu’en France au moins, on ne verse point à boire à une dame ayant passé la soixantaine et surtout à la mère d’un personnage qui, à sa célébrité personnelle, unit une ressemblance si imposante avec Henri IV. Mourons de soif au pied des us.