Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/143

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que le cabinet de travail où le maître recevait ses visiteurs dominicaux. Le bureau, une simple table d’architecte, occupait le centre de la pièce, entre la porte et la fenêtre toujours grande ouverte, mais où l’ascète terrible du verbe ne s’accordait aucune distraction de la vue ou de l’ouïe. Il était là comme sur le préau crénelé de sa tour d’ivoire, entre le Livre et le Papier, et l’on y cherchait la tête de mort des antres cénobitiques. Point de feuilles errantes, ces jours-là du moins, sur la table où régnait un ordre bureaucratique. — On me demande souvent pourquoi je ne me suis pas marié, disait-il. Eh bien voici. Je ne me suis pas marié parce que ma femme aurait rangé, c’est-à-dire dérangé, mes paperasses, jeté mes vieilles plumes d’oie peut-être !… — Et il les montrait dans leur vase, vénérables flèches de la chasse au mot, ébarbées, hérissées, culottées d’encre, tout le carquois de la semaine.

Mais la pièce d’art de l’établi c’était le presse-papier légendaire dont l’histoire formait le thème favori de ses gaudrioles bousingotes. Il ne se lassait pas de la conter et si je ne l’ai pas entendue vingt-cinq fois je ne l’ai pas entendue une. Ce presse-papier, souvenir héréditaire du docteur Flaubert, son père, était un morceau de mât de navire dont l’aventure plus que scabreuse défiait jusqu’au latin même, et c’était probablement la difficulté de la conter qui l’excitait au tour de force réitéré jusqu’à l’abus.

— Un jour, à l’hôpital de Rouen, où, comme vous savez il était chirurgien, mon père, à la fin de sa consultation, avise un matelot collé dans un coin et tournant dans ses doigts boudinés son béret comme un rosaire. — Asseyez-vous, mon brave. — C’est