Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/196

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quelle « ambiance » (encore un, pour vous servir) s’exerce un génie de cette trempe et quels sont les beaux visionnaires qu’il admet à son intimité silencieuse. Si les pensées ne naissent que du conflit des sensations, la description du cabinet d’Ivan Tourgueneff importe aux Taine futurs.

Le « Moscove » en a pour Daubigny sans doute parce qu’il est le plus « vrai » de l’École. Voici un effet de soir, d’ailleurs superbe, qui a dû l’emporter souvent dans la mélancolie du crépuscule. Le ciel est vaste et sur sa vastitude courent des nuées de pourpre et de safran. Au fond, abritées sous des bois déjà baignés de rosée, quelques maisonnettes à l’avant-garde d’un village, bordent le lit d’une rivière, assombrie, engourdie, lente et frissonnante, qui trempe tout le premier plan, se resserre entre deux promontoires et s’arrondit en petit port au pied du village mystérieux. Une barque qu’un pêcheur dirige à la godille, gagne la passe, et c’est tout, rien davantage, mais quelle vérité ! Personne, fût-ce Van der Meer, n’a mieux fixé le clair-obscur lumineux de l’heure brune où la nature se drape pour dormir. Les formes se noient dans la transparence, les couleurs s’atonisent, et c’est dans les plis d’un suaire frangé d’or que le jour vécu s’efface et tombe à l’éternité.

Perdons-nous à présent dans un coin discret, intime, oasis de notre Île-de-France, où il fait si bon de se sentir vivre, et de débrider sa bête. Voici une « solitude » comme Jean-Jacques les aimait. Sous un ciel frais, léger, un ciel d’oiseaux, Daubigny vous carde la couette de l’herbe drue et l’étale au pied des coteaux « modérés » chers à Sainte-Beuve.