Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/40

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éblouissant, inépuisable de bonnes histoires, beaucoup moins imaginées qu’observées, et où l’on devinait le preneur de notes impitoyable. Mais la musique le débridait. Aux premiers accords du piano, il se mettait à piaffer, secouait le caveçon et semblait perdre la tête. Si l’Orphée de Gluck ou le Lohengrin de Wagner, ses pièces de prédilection, étaient sur le pupitre, il ne se tenait plus et il entonnait à l’unisson avec le chanteur ou la cantatrice, non sans marteler l’accompagnateur de coups de poing dans le dos enthousiastes.

Les soirées, rue Pavée, au Marais, avaient un rite. Elles s’ouvraient par une récitation du fameux sonnet d’André Gill : « Les enfants des autres » que le caricaturiste disait lui-même et répétait sans se faire prier. Le sonnet était suivi de quelques autres pièces, en argot montmartrois, extraites de son recueil : La Muse à Bibi. Qui nous eût dit alors que ce magnifique garçon, taillé en athlète, et qui aimait tant à étaler sur les boulevards l’anatomie puissante de son torse, dût finir dans un cabanon de dément mégalomane ! — Après André Gill c’était le tour de cet extraordinaire Zacharie Astruc, peintre, statuaire, poète et musicien, omniartiste enfin, qu’un railleur du groupe avait surnommé si drôlement : Léotard de Vinci. On se contait qu’il avait fait le voyage d’Espagne en jongleur, avec sa femme et sa fille, qu’il portait à bras tendu, sur un tapis, dans les fêtes foraines, et je ne l’ai jamais entendu démentir la légende. En musique, Zacharie Astruc s’en tenait résolument à l’art du dix-huitième, et il avait fait sien le répertoire sentimental de Garat. Il y excellait du reste. D’une voix veloutée de flûte