Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/82

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et grave, sur le rythme de cloche qui sonne la messe le dimanche. — Il en a fait de meilleurs, ne trouves-tu pas ? me chuchote Monselet, et je n’ose le contredire. — Eh bien quoi, fais-je évasivement, c’est du lapidaire. Fais-en ! — …Doré, jette Gouzien, que son démon travaille.

« Dix heures et demie. Avant de se retirer, l’usage — il vient de Guernesey — est de se réunir encore autour de la table, pour une sorte de médianoche. C’est ce que Mme Drouet appelle : passer sous le gaz. Il y a service bariolé de thé, de café, de liqueurs, de sirops, de sorbets et de pâtisseries légères. On s’asseoit sans ordre et pêle-mêle. Victor Hugo prend place auprès de Mlle Valentine Lesclide, fille de son secrétaire Richard Lesclide, dont le décolletage pastoral étale ingénument des trésors sans prix aux yeux du grand berger à houlette. Il se prépare assez distraitement ce grog bizarre dont la recette lui est propre, composé de sucre pilé et fondu dont le sirop emplit aux trois quarts un hanap de Burgrave. Il y verse d’abord du bordeaux, puis y exprime le jus d’une orange et fait enfin rouge-bord avec du rhum. Il savoure l’élixir à petites gorgées et il est visible qu’il s’en régale.

« Quelle force athlétique en ce vieillard de soixante-douze ans et comme on les faisait, en 1802, les enfants de la Grande Armée ! Mais est-il bien sûr que, de cette santé d’hercule, il ne doive rien, j’allais dire : à l’exil, du moins aux dix-huit années de séjour dans l’île, à l’haleine vivifiante de la mer, au climat de ce paradis du gulf-stream, sans maladies comme sans frimas, son Pathmos ? On ne m’étonnerait qu’à demi si on me disait qu’il regrette Haute-