Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/46

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tours de force y abondent. Mais ne vous égarez pas à chercher dans ses quinze cents toiles quelque chose qui ressemble aux Sibylles, par exemple ; ne lui demandez pas le pendant de cette mystérieuse Mona Lisa, désespoir éternel des siècles épris. Rubens n’a pas cela, et il ne peut vous le donner : c’est un grand peintre, mais ce n’est qu’un grand peintre, pas davantage. Rien de divin ne flotte sous le dôme de ce front habité par les clartés et par les évidences. Rubens ne rêve pas ; il ne souffre pas ; il n’aime guère. C’est une âme heureuse, pleine et matériellement toute-puissante, pour laquelle le beau est tangible. L’Allemagne, qui l’a longtemps revendiqué pour un de ses fils, pourrait acclamer en lui le maître souverain de ce qu’elle a appelé l’art objectif.

Une seule fois peut-être Rubens s’est départi de sa quiétude de praticien admirable, il est sorti de sa nature : c’est dans le tableau de la Communion de saint François d’Assise qui est au musée d’Anvers. L’œuvre est singulière et elle m’a étonné par son sentiment tragique. On connaît le motif de l’ouvrage : le saint, entièrement nu, et déjà agonisant, se soulève soutenu par deux moines, pour recevoir une dernière fois le corps de son Dieu ; autour de lui d’autres moines se groupent, abîmés de douleur et sanglotants. L’effet est poignant, et le plus froid ne saurait s’y soustraire. Ici Rubens est ému, et il nous brûle de son émotion. Toutes les expressions de l’angoisse et de la souffrance mâle sont parcourues et rendues sur les visages austères de ces franciscains bouleversés. C’est profondément senti et vu ; la vérité atteint là à l’éloquence la plus persuasive, par des ressources intimes et condensées, sans étalage d’exu-