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LES DIRECTIONS DE L’ÉVOLUTION

Chez le chien, le souvenir restera captif de la perception ; il ne se réveillera que lorsqu’une perception analogue viendra le rappeler en reproduisant le même spectacle, et il se manifestera alors par la reconnaissance, plutôt jouée que pensée, de la perception actuelle bien plus que par une renaissance véritable du souvenir lui-même. L’homme, au contraire, est capable d’évoquer le souvenir à son gré, à n’importe quel moment, indépendamment de la perception actuelle. Il ne se borne pas à jouer sa vie passée, il se la représente et il la rêve. La modification locale du cerveau à laquelle le souvenir est attaché étant la même de part et d’autre, la différence psychologique entre les deux souvenirs ne pourra pas avoir sa raison dans telle ou telle différence de détail entre les deux mécanismes cérébraux, mais dans la différence entre les deux cerveaux pris globalement : le plus complexe des deux, en mettant un plus grand nombre de mécanismes aux prises entre eux, aura permis à la conscience de se dégager de l’étreinte des uns et des autres, et d’arriver à l’indépendance. Que les choses se passent bien ainsi, que la seconde des deux hypothèses soit celle pour laquelle il faut opter, c’est ce que nous avons essayé de prouver, dans un travail antérieur, par l’étude des faits qui mettent le mieux en relief le rapport de l’état conscient à l’état cérébral, les faits de reconnaissance normale et pathologique, en particulier les aphasies[1]. Mais c’est ce que le raisonnement aurait aussi bien fait prévoir. Nous avons montré sur quel postulat contradictoire avec lui-même, sur quelle confusion de deux symbolismes incompatibles entre eux, repose l’hypothèse d’une équivalence entre l’état cérébral et l’état psychologique[2].

  1. Matière et Mémoire, chap. II et III.
  2. Le paralogisme psycho-physiologique (Revue de métaphysique, novembre 1904).