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SCIENCE ET PHILOSOPHIE

puisqu’il ne fera rien, dans un Dieu inefficace qui résumera simplement en lui tout le donné, ou dans une Matière éternelle, du sein de laquelle se déverseraient les propriétés des choses et les lois de la nature, ou encore dans une Forme pure qui chercherait à saisir une multiplicité insaisissable et qui sera, comme on voudra, forme de la nature ou forme de la pensée. Toutes ces philosophies diront, dans des langages variés, que la science a raison de traiter le vivant comme l’inerte, et qu’il n’y a aucune différence de valeur, aucune distinction à faire entre les résultats auxquels l’intelligence aboutit en appliquant ses catégories, soit qu’elle se repose dans la matière inerte, soit qu’elle s’attaque à la vie.

Pourtant, dans bien des cas, on sent craquer le cadre. Mais, comme on n’a pas commencé par distinguer entre l’inerte et le vivant, l’un adapté par avance au cadre où on l’insère, l’autre incapable d’y tenir autrement que par une convention qui en élimine l’essentiel, on est réduit à frapper d’une égale suspicion tout ce que le cadre contient. À un dogmatisme métaphysique, qui érigeait en absolu l’unité factice de la science, succédera maintenant un scepticisme ou un relativisme qui universalisera et étendra à tous les résultats de la science le caractère artificiel de certains d’entre eux. Ainsi, la philosophie oscillera désormais entre la doctrine qui tient la réalité absolue pour inconnaissable et celle qui, dans l’idée qu’elle nous donne de cette réalité, ne dit rien de plus que ce que disait la science. Pour avoir voulu prévenir tout conflit entre la science et la philosophie, on aura sacrifié la philosophie sans que la science y ait gagné grand’chose. Et pour avoir prétendu éviter le cercle vicieux apparent qui consisterait à user de l’intelligence pour dépasser l’intelligence, on tournera dans un cercle bien réel, celui qui