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DE LA SIGNIFICATION DE LA VIE

sentiments, revivre l’état simple qu’il a éparpillé en phrases et en mots. Je sympathise alors avec son inspiration, je la suis d’un mouvement continu qui est, comme l’inspiration elle-même, un acte indivisé. Maintenant, il suffit que je relâche mon attention, que je détende ce qu’il y avait en moi de tendu, pour que les sons, jusque-là noyés dans le sens, m’apparaissent distinctement, un à un, dans leur matérialité. Je n’ai rien à ajouter pour cela ; il suffit que je retranche quelque chose. À mesure que je me laisserai aller, les sons successifs s’individualiseront davantage : comme les phrases s’étaient décomposées en mots, ainsi les mots se scanderont en syllabes que je percevrai tour à tour. Allons plus loin encore dans le sens du rêve : ce sont les lettres qui se distingueront les unes des autres et que je verrai défiler, entrelacées, sur une feuille de papier imaginaire. J’admirerai alors la précision des entrelacements, l’ordre merveilleux du cortège, l’insertion exacte des lettres dans les syllabes, des syllabes dans les mots et des mots dans les phrases. Plus j’aurai avancé dans le sens tout négatif du relâchement, plus j’aurai créé d’extension et de complication ; plus la complication, à son tour, croîtra, plus admirable me paraîtra l’ordre qui continue à régner, inébranlé, entre les éléments. Pourtant cette complication et cette extension ne représentent rien de positif : elles expriment une déficience du vouloir. Et, d’autre part, il faut bien que l’ordre croisse avec la complication, puisqu’il n’en est qu’un aspect : plus on aperçoit symboliquement de parties dans un tout indivisible, plus augmente, nécessairement, le nombre des rapports que les parties ont entre elles, puisque la même indivision du tout réel continue à planer sur la multiplicité croissante des éléments symboliques en laquelle l’éparpillement de l’attention l’a décomposé. Une