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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

a pour essence même de broder « quelque chose » sur le canevas du « rien ». À vrai dire, le rien dont il est question ici n’est pas tant l’absence d’une chose que celle d’une utilité. Si je mène un visiteur dans une chambre que je n’ai pas encore garnie de meubles, je l’avertis « qu’il n’y a rien ». Je sais pourtant que la chambre est pleine d’air ; mais, comme ce n’est pas sur de l’air qu’on s’assoit, la chambre ne contient véritablement rien de ce qui, en ce moment, pour le visiteur et pour moi-même, compte pour quelque chose. D’une manière générale, le travail humain consiste à créer de l’utilité ; et, tant que le travail n’est pas fait, il n’y a « rien », — rien de ce qu’on voulait obtenir. Notre vie se passe ainsi à combler des vides, que notre intelligence conçoit sous l’influence extra-intellectuelle du désir et du regret, sous la pression des nécessités vitales : et, si l’on entend par vide une absence d’utilité et non pas de choses, on peut dire, dans ce sens tout relatif, que nous allons constamment du vide au plein. Telle est la direction où marche notre action. Notre spéculation ne peut s’empêcher d’en faire autant, et, naturellement, elle passe du sens relatif au sens absolu, puisqu’elle s’exerce sur les choses mêmes et non pas sur l’utilité qu’elles ont pour nous. Ainsi s’implante en nous l’idée que la réalité comble un vide, et que le néant, conçu comme une absence de tout, préexiste à toutes choses en droit, sinon en fait. C’est cette illusion que nous avons essayé de dissiper, en montrant que l’idée de Rien, si l’on prétend y voir celle d’une abolition de toutes choses, est une idée destructive d’elle-même et se réduit à un simple mot, — que si, au contraire, c’est véritablement une idée, on y trouve autant de matière que dans l’idée de Tout.


Cette longue analyse était nécessaire pour montrer qu’une