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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

bilités possibles. Elle s’évanouit dès qu’on adopte par la pensée la continuité du mouvement réel, celle dont chacun de nous a conscience quand il lève le bras ou avance d’un pas. Nous sentons bien alors que la ligne parcourue entre deux arrêts se décrit d’un seul trait indivisible, et qu’on chercherait vainement à pratiquer dans le mouvement qui la trace des divisions correspondant, chacune à chacune, aux divisions arbitrairement choisies de la ligne une fois tracée. La ligne parcourue par le mobile se prête à un mode de décomposition quelconque parce qu’elle n’a pas d’organisation interne. Mais tout mouvement est articulé intérieurement. C’est ou un bond indivisible (qui peut d’ailleurs occuper une très longue durée) ou une série de bonds indivisibles. Faites entrer en ligne de compte les articulations de ce mouvement, ou bien alors ne spéculez pas sur sa nature.

Quand Achille poursuit la tortue, chacun de ses pas doit être traité comme un indivisible, chaque pas de la tortue aussi. Après un certain nombre de pas, Achille aura enjambé la tortue. Rien n’est plus simple. Si vous tenez a diviser davantage les deux mouvements, distinguez de part et d’autre, dans le trajet d’Achille et dans celui de la tortue, des sous-multiples du pas de chacun d’eux : mais respectez les articulations naturelles des deux trajets. Tant que vous les respecterez, aucune difficulté ne surgira, parce que vous suivrez les indications de l’expérience. Mais l’artifice de Zénon consiste à recomposer le mouvement d’Achille selon une loi arbitrairement choisie. Achille arriverait d’un premier bond au point où était la tortue, d’un second bond au point où elle s’est transportée pendant qu’il faisait le premier, et ainsi de suite. Dans ce cas, Achille aurait en effet toujours un nouveau bond à faire. Mais il va sans dire qu’Achille, pour rejoindre la