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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

de l’enfance une fois posée comme une chose, passera-t-on à l’adolescence, alors que, par hypothèse, on s’est donné l’enfance seulement ? Qu’on y regarde de près : on verra que notre manière habituelle de parler, laquelle se règle sur notre manière habituelle de penser, nous conduit à de véritables impasses logiques, impasses où nous nous engageons sans inquiétude parce que nous sentons confusément qu’il nous serait toujours loisible d’en sortir ; il nous suffirait, en effet, de renoncer aux habitudes cinématographiques de notre intelligence. Quand nous disons « l’enfant devient homme », gardons-nous de trop approfondir le sens littéral de l’expression. Nous trouverions que, lorsque nous posons le sujet « enfant », l’attribut « homme » ne lui convient pas encore, et que, lorsque nous énonçons l’attribut « homme », il ne s’applique déjà plus au sujet « enfant ». La réalité, qui est la transition de l’enfance à l’âge mûr, nous a glissé entre les doigts. Nous n’avons que les arrêts imaginaires « enfant » et « homme », et nous sommes tout près de dire que l’un de ces arrêts est l’autre, de même que la flèche de Zénon est, selon ce philosophe, à tous les points du trajet. La vérité est que, si le langage se moulait ici sur le réel, nous ne dirions pas « l’enfant devient homme », mais « il y a devenir de l’enfant à l’homme ». Dans la première proposition, « devient » est un verbe à sens indéterminé, destiné à masquer l’absurdité où l’on tombe en attribuant l’état « homme » au sujet « enfant ». Il se comporte à peu près comme le mouvement, toujours le même, de la bande cinématographique, mouvement caché dans l’appareil et dont le rôle est de superposer l’une à l’autre les images successives pour imiter le mouvement de l’objet réel. Dans la seconde, « devenir » est un sujet. Il passe au premier plan. Il est la réalité même : enfance et âge