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LA SCIENCE MODERNE

qu’elle embrasserait dans une définitive étreinte. Par là, on ne compléterait pas seulement l’intelligence et sa connaissance de la matière, en l’habituant à s’installer dans le mouvant : en développant aussi une autre faculté, complémentaire de celle-là, on s’ouvrirait une perspective sur l’autre moitié du réel. Car, dès qu’on se retrouve en présence de la durée vraie, on voit qu’elle signifie création, et que, si ce qui se défait dure, ce ne peut être que par sa solidarité avec ce qui se fait. Ainsi, la nécessité d’un accroissement continu de l’univers apparaîtrait, je veux dire d’une vie du réel. Et dès lors on envisagerait sous un nouvel aspect la vie que nous rencontrons à la surface de notre planète, vie dirigée dans le même sens que celle de l’univers et inverse de la matérialité. À l’intelligence enfin on adjoindrait l’intuition.

Plus on y réfléchira, plus on trouvera que cette conception de la métaphysique est celle que suggère la science moderne.

Pour les anciens, en effet, le temps est théoriquement négligeable, parce que la durée d’une chose ne manifeste que la dégradation de son essence : c’est de cette essence immobile que la science s’occupe. Le changement n’étant que l’effort d’une Forme vers sa propre réalisation, la réalisation est tout ce qu’il nous importe de connaître. Sans doute, cette réalisation n’est jamais complète : c’est ce que la philosophie antique exprime en disant que nous ne percevons pas de forme sans matière. Mais si nous considérons l’objet changeant en un certain moment essentiel, à son apogée, nous pouvons dire qu’il frôle sa forme intelligible. De cette forme intelligible, idéale et, pour ainsi dire, limite, notre science s’empare. Et quand elle possède ainsi la pièce d’or, elle tient éminemment cette menue monnaie qu’est le changement. Celui-ci est moins qu’être.