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L’ÉVOLUTION DE LA VIE

monie. Les faits, interrogés, diraient aussi bien le contraire. La nature met les êtres vivants aux prises les uns avec les autres. Elle nous présente partout le désordre à côté de l’ordre, la régression à côté du progrès. Mais ce qui n’est affirmable ni de l’ensemble de la matière, ni de l’ensemble de la vie, ne serait-il pas vrai de chaque organisme pris à part ? N’y remarque-t-on pas une admirable division du travail, une merveilleuse solidarité entre les parties, l’ordre parfait dans la complication infinie ? En ce sens, chaque être vivant ne réalise-t-il pas un plan immanent à sa substance ? Cette thèse consiste, au fond, à briser en morceaux l’antique conception de la finalité. On n’accepte pas, on tourne même volontiers en ridicule l’idée d’une finalité externe, en vertu de laquelle les êtres vivants seraient coordonnés les uns aux autres : il est absurde, dit-on, de supposer que l’herbe ait été faite pour la vache, l’agneau pour le loup. Mais il y a une finalité interne : chaque être est fait pour lui-même, toutes ses parties se concertent pour le plus grand bien de l’ensemble et s’organisent avec intelligence en vue de cette fin. Telle est la conception de la finalité qui a été pendant longtemps classique. Le finalisme s’est rétréci au point de ne jamais embrasser plus d’un être vivant à la fois. En se faisant plus petit, il pensait sans doute offrir moins de surface aux coups.

La vérité est qu’il s’y exposait bien davantage. Si radicale que notre thèse elle-même puisse paraître, la finalité est externe ou elle n’est rien du tout.

Considérons en effet l’organisme le plus complexe et le plus harmonieux. Tous les éléments, nous dit-on, conspirent pour le plus grand bien de l’ensemble. Soit, mais n’oublions pas que chacun des éléments peut être lui-même, dans certains cas, un organisme, et qu’en