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LA VARIATION BRUSQUE

l’aggrave beaucoup sur un autre. Si c’est par un nombre relativement faible de sauts brusques que l’œil des Mollusques s’est élevé, comme celui des Vertébrés, jusqu’à sa forme actuelle, j’ai moins de peine à comprendre la similitude des deux organes que si elle se composait d’un nombre incalculable de ressemblances infinitésimales successivement acquises : dans les deux cas c’est le hasard qui opère, mais on ne lui demande pas, dans le second, le miracle qu’il aurait à accomplir dans le premier. Non seulement le nombre des ressemblances que j’ai à additionner se restreint, mais je comprends mieux que chacune d’elles se soit conservée pour s’ajouter aux autres, car la variation élémentaire est assez considérable, cette fois, pour assurer un avantage à l’être vivant et se prêter ainsi au jeu de la sélection. Seulement, voici alors qu’un autre problème, non moins redoutable, se pose : comment toutes les parties de l’appareil visuel, en se modifiant soudain, restent-elles si bien coordonnées entre elles que l’œil continue à exercer sa fonction ? Car la variation isolée d’une partie va rendre la vision impossible, du moment que cette variation n’est plus infinitésimale. Il faut maintenant que toutes changent à la fois, et que chacune consulte les autres. Je veux bien qu’une foule de variations non coordonnées entre elles aient surgi chez des individus moins heureux, que la sélection naturelle les ait éliminées, et que, seule, la combinaison viable, c’est-à-dire capable de conserver et d’améliorer la vision, ait survécu. Encore faut-il que cette combinaison se soit produite. Et, à supposer que le hasard ait accordé cette faveur une fois, comment admettre qu’il la répète au cours de l’histoire d’une espèce, de manière à susciter chaque fois, tout d’un coup, des complications nouvelles, merveilleusement réglées les unes sur les autres, situées dans le prolonge-