Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/105

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d’intelligence. Pour peu que l’intelligence ait dérangé l’instinct, vite il faudra qu’elle s’emploie à remettre les choses en place et à défaire ce qu’elle a fait. Un raisonnement établira donc que la fourmi a tout intérêt à travailler pour la fourmilière, et ainsi paraîtra fondée l’obligation. Mais la vérité est qu’un tel fondement serait bien peu solide, et que l’obligation préexistait dans toute sa force : l’intelligence a simplement fait obstacle à un obstacle qui venait d’elle. Le philosophe de la fourmilière n’en répugnerait pas moins à l’admettre ; il persisterait sans doute à attribuer un rôle positif, et non pas négatif, à l’intelligence. Ainsi ont fait le plus souvent les théoriciens de la morale, soit parce que c’étaient des intellectuels qui craignaient de ne pas concéder à l’intelligence assez de place, soit plutôt parce que l’obligation leur apparaissait comme chose simple, indécomposable : au contraire, si l’on y voit une quasi-nécessité contrariée éventuellement par une résistance, on conçoit que la résistance vienne de l’intelligence, la résistance à la résistance également, et que la nécessité, qui est l’essentiel, ait une autre origine. À vrai dire, aucun philosophe ne peut s’empêcher de poser cette nécessité d’abord ; mais le plus souvent il la pose implicitement, sans le dire. Nous l’avons posée en le disant. Nous la rattachons d’ailleurs à un principe qu’il est impossible de ne pas admettre. À quelque philosophie, en effet, qu’on se rattache, on est bien forcé de reconnaître que l’homme est un être vivant, que l’évolution de la vie, sur ses deux principales lignes, s’est accomplie dans la direction de la vie sociale, que l’association est la forme la plus générale de l’activité vivante puisque la vie est organisation, et que dès lors on passe par transitions insensibles des rapports entre cellules dans un organisme aux relations entre individus dans la société. Nous nous