Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/117

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individus au cours des siècles ont pu devenir héréditaires, modifier la nature et donner une nouvelle mentalité à l’espèce. Rien de plus douteux. À supposer qu’une habitude contractée par les parents se transmette jamais à l’enfant, c’est un fait rare, dû à tout un concours de circonstances accidentellement réunies : aucune modification de l’espèce ne sortira de là. Mais alors, la structure de l’esprit restant la même, l’expérience acquise par les générations successives, déposée dans le milieu social et restituée par ce milieu à chacun de nous, doit suffire à expliquer pourquoi nous ne pensons pas comme le non-civilisé, pourquoi l’homme d’autrefois différait de l’homme actuel. L’esprit fonctionne de même dans les deux cas, mais il ne s’applique peut-être pas à la même matière, probablement parce que la société n’a pas, ici et là, les mêmes besoins. Telle sera bien la conclusion de nos recherches. Sans anticiper sur elle, bornons-nous à dire que l’observation des « primitifs » pose inévitablement la question des origines psychologiques de la superstition, et que la structure générale de l’esprit humain — l’observation par conséquent de l’homme actuel et civilisé — nous paraîtra fournir des éléments suffisants à la solution du problème.

Nous nous exprimerons à peu près de même sur la mentalité « collective », et non plus « primitive ». D’après Émile Durkheim, il n’y a pas à chercher pourquoi les choses auxquelles telle ou telle religion demande de croire « ont un aspect si déconcertant pour les raisons individuelles. C’est tout simplement que la représentation qu’elle en offre n’est pas l’œuvre de ces raisons, mais de l’esprit collectif. Or il est naturel que cet esprit se représente la réalité autrement que ne fait le nôtre, puisqu’il est d’une autre nature. La société a sa manière